
« Flux – Comment la pensée logistique gouverne le monde », Mathieu Quet
L’auteur – sociologue et directeur de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (CEPED-IRD) – s’appuie sur des histoires concrètes pour dérouler son propos, ce qui le rend vivant malgré les nombreux concepts qu’il expose. De l’art militaire au savoir marchand, il propose d’abord de revenir sur l’évolution de la logistique à travers l’Histoire, avant de démontrer combien elle touche aujourd’hui tous les domaines de nos sociétés contemporaines : logistique humaine, du vivant, sémiologique, affective, monétaire… « Pour bien comprendre le rôle de la pensée logistique dans nos vies, il faut reconnaître qu’elle déborde largement les frontières où on la cantonne habituellement », écrit ainsi Mathieu Quet. Objets, personnes mais aussi êtres symboliques (données, images, écrits, sons) sont aujourd’hui mis en mouvement et gérés en tant que flux.
Et ce, avec une portée globale. Impossible aujourd’hui de penser la logistique comme la somme d’opérations cloisonnées : les pays les plus riches se constellent d’entrepôts qui prennent la place des usines abandonnées ; les pays les plus pauvres, eux, assurent la fabrication et le traitement des biens qui sillonnent la planète pour être achetés, consommés, mis au rebut. Penser en des termes « globaux », « cela implique une attention particulière à la façon dont la logistique assemble des territoires plus riches avec d’autres, plus pauvres ». Dès lors, apparaissent les zones d’ombre : l’extraction des ressources jusqu’à la raréfaction, la dégradation des environnements, les erreurs systèmes… « Il y a quelque chose de pourri au royaume des flux, souligne Mathieu Quet. Mais quoi ? Pour mieux le faire apparaître, sans doute faudrait-il commencer par demander leur avis à celles et ceux qui souffrent dans leur chair de la marche forcée que l’incantation logistique leur impose. » Les ouvrier.es et chauffeur.ses relié.es aux plateformes bien sûr, mais aussi les paysan.nes que l’on expulse pour construire entrepôts et autoroutes, les pêcheur.ses victimes des échanges transnationaux, les travailleur.ses du numérique, de l’agro-alimentaire, du textile, de la pharmaceutique… de tout ce qui s’exporte à un rythme imposé par le marché mondialisé.
Mathieu Quet aborde aussi les effets catastrophiques de la pensée logistique sur notre planète. « C’est parfois comme si le monde était devenu un escalator plein à craquer, empilant dans la panique les corps et les choses les uns sur les autres. La manifestation centrale de ce débordement des objets, des substances, ce sont les multiples pollutions qui mettent à l’épreuve notre environnement. » Dans un cercle vicieux, la logistique nous permet d’envoyer nos déchets dans ces mêmes pays pauvres qui ont contribué à fabriquer les objets que les pays riches consomment, sans que leurs habitant.es soient réellement obligé.es de s’interroger sur les effets de la sur-production. « Ne sommes-nous (…) pas conviés par nos gouvernements à mener des existences « résilientes », c’est-à-dire à nous accommoder des désastres en cours ? »
Mathieu Quet ne veut pas se résigner à « vivre avec » et il n’est pas seul. Il prend ainsi à témoin « les modes de contestation qui émergent aujourd’hui en écho à ce fracas ». Les classes ouvrier.es pourraient profiter d’un paradoxe : « une portion importante de la classe ouvrière internationale occupe une position qui lui confère un rôle essentiel dans les mouvements sociaux ». En effet, par la place qu’elle occupe dans la production et la circulation des marchandises, elle détient le pouvoir de mettre à l’arrêt, de bloquer, de couper les ponts, de faire barrage. « La logistique est à la fois la source qui alimente les profits mondiaux et l’un de ses plus grands points faibles », écrit ainsi Mathieu Quet. D’autres stratégies militantes visent à détourner les flux dans le but d’une redistribution plus équitable des objets et des données.
Dans la dernière partie de son ouvrage, l’auteur invite à « inventer les altermobilités ». Il relate des expérimentations inspirées de pratiques archaïques qui ont fait leurs preuves et qui, dans certaines régions du monde, n’ont pas disparu. Il encourage à mettre la pensée en mouvement plutôt que les corps et les marchandises pour créer de nouveaux modes d’existence.
F.L.
« Flux – Comment la pensée logistique gouverne le monde » est publié aux éditions La Découverte sous le label Zones (2022). Plus de renseignements ici : https://www.editions-zones.fr/livres/flux/
Vous pouvez également découvrir une interview de Mathieu Quet sur son livre, réalisée par l’équipe de LundiMatin ici : https://www.youtube.com/watch?v=_Ad5L7kcmV4