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Union Juive Française pour la Paix : « Une voix qui se démarque radicalement du sionisme »

15 février - 15 mars 2024
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Il y a quelques semaines, Michel Ouaknine était de passage à Bourges pour participer à une Journée pour la Paix en Palestine. Il est membre de l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP) qui s’oppose au colonialisme d’Israël et soutient les différentes formes de la résistance palestinienne. Une voix détonante ! Mais qu’est-ce que l’UJFP exactement ? Quelles sont ses revendications et ses actions ? Comment peut-elle aider les Palestinien·ne·s actuellement ?

« Lorsqu’on émet des critiques à l’encontre de la politique d’Israël, on est tout de suite taxé d’antisémite. Mais quand on émet ces critiques et que l’on est juif, ça n’est plus possible d’être taxé d’antisémite. On peut alors placer le débat sur un autre plan. » Michel Ouaknine est membre de l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP), une association laïque créée en 1994 à Paris pour « porter une autre parole juive » que celle, souvent dominante, des sionistes (1).
Elle compte environ 400 membres dans toute la France (juif·ve·s et non juif·ve·s) et elle est suivie par des milliers de personnes sur les réseaux sociaux. Elle est dirigée de manière collégiale par une coordination nationale et possède des antennes en région.

En se revendiquant clairement antisioniste, l’UJFP rappelle que l’assimilation systématique entre juif·ve·s et sionistes, ou Israélien·ne·s et sionistes, est fausse. « Le sionisme a abouti à la création de l’Etat d’Israël qui nie le peuple palestinien », explique l’association sur son site (2). « Aucune solution juste et durable n’est possible sans un retrait total d’Israël de tous les territoires occupés depuis 1967. » Elle réclame également l’égalité des droits entre tou·te·s les habitant·e·s de la région, la possibilité du retour pour les réfugié·e·s palestinien·ne·s (3) et la réparation des torts provoqués par Israël.

Une prise de conscience progressive

Michel Ouaknine a pris conscience très tôt des injustices vécues en Palestine. Ses parents vivaient au Maroc lorsque l’Agence Juive y diffusa sa propagande incitant les Juif·ve·s d’Afrique du Nord à migrer en Israël. « C’était dans les années 1950, raconte-t-il. Israël avait besoin de main d’œuvre, de prolétaires. Ma famille était originaire du Haut-Atlas. Elle a migré majoritairement en Palestine. Sauf mes parents qui avaient envie de s’éclater, de vivre librement... alors ils ont choisi la France. »

Durant ses vacances, le jeune Michel fait le voyage pour aller voir sa famille. Il apprend l’hébreu et fait l’expérience du kibboutz : un village collectiviste, dont le fonctionnement se base sur des principes égalitaires, économiquement et socialement. « Tout le monde partage tout ! Enfin, c’est ce que je croyais. Jusqu’au jour où j’ai appris que dans un autre kibboutz, pas loin, on faisait travailler des Arabes pour réduire les coûts. Ah, tiens ? Dans cette société socialiste, on exploitait aussi des gens ? »
En 1968, il parcourt les territoires occupés. « A l’époque, on pouvait le faire librement. On faisait de l’auto-stop, on était accueilli normalement, on était bien loin du fantasme de l’Arabe qui voulait à tout prix tuer des Juifs. Mais quand on s’arrêtait aux check-points, je voyais bien que les conducteurs palestiniens étaient maltraités. J’ai commencé à me poser des questions. Comme je connaissais l’hébreu, je pouvais lire la presse israélienne et je me suis renseigné sérieusement. Ma prise de conscience s’est ainsi faite, progressivement. »

« Une histoire de colonialisme de peuplement »

Pouvait-il en parler avec sa famille installée en Israël ? « On disait la famille de Palestine. Oui, Palestine. Quand j’étais jeune, on ne disait pas Israël. » Une partie d’entre elle s’est installée volontairement dans les premiers kibboutz. « Au départ, il n’y avait pas d’animosité, je dirais plutôt une espèce d’indifférence… Mais à partir du moment où une véritable résistance palestinienne est née, les positions ont commencé à se radicaliser. Là, ils ont pris conscience qu’il s’agissait de colonisation. »
Ainsi, pour Michel Ouaknine, la création de l’Etat d’Israël est avant tout « une histoire tristement banale de colonialisme de peuplement, comme aux Etats-Unis, dans tous les Etats d’Amérique, et en Australie, avec l’éradication des autochtones ».

Une autre partie des membres de sa famille sont des religieux. « Pour eux, les choses sont simples : Dieu leur a donné cette terre, les autres n’ont qu’à partir. » Il rappelle que d’autres pays avaient été envisagés par le Congrès sioniste dans le cadre de son « plan de réunification nationale juive » : l’Ouganda, Madagascar, l’Argentine… bien loin de la « Terre Promise » évoquée dans la Torah (4) ! « La Palestine, c’était bien pratique en terme de récit. C’était le meilleur qu’on puisse trouver. »

« On est du côté des colonisé·e·s »

Il y a une vingtaine d’années, au détour d’une manifestation, Michel Ouaknine découvre l’UJFP. « Ses valeurs correspondaient à ma vision de ce que devrait être la justice au Proche-Orient : une vision non judéo-centrée. »


En France, l’UJFP combat toutes les formes de racisme et toutes les discriminations quelles qu’elles soient. Récemment, elle s’est beaucoup investie contre le projet de loi Immigration portée par le gouvernement et notamment le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin. « Les Juifs souffrent d’un certain racisme mais nous n’oublions pas que d’autres en souffrent aussi, souligne Michel Ouaknine. L’antisémitisme n’est qu’un racisme parmi d’autres, il n’y a aucune raison de le considérer à part. Le philosémitisme de l’Etat français est suspect, motivé par des intérêts politiques. Et ce soudain intérêt pour les Juifs ranime les fantasmes racistes : les Juifs devenant alors plus importants, puissants, riches... »

Il pointe l’influence du CRIF, le Conseil Représentatif des Institutions Juives. « Il mène ouvertement une très forte propagande sioniste en France et encourage l’installation de citoyens français en Israël. Si un jour il y avait des colonies à Gaza, je suis certain qu’il en ferait la promotion. Ses membres sont dangereux, car très habiles à manipuler le philosémitisme ambiant à leur bénéfice, s’attribuant même le titre de représentants des Juifs de France. Le dîner annuel du CRIF est un événement à ne pas manquer lorsqu’on fait de la politique, sous peine d’être taxé d’antisémitisme. » En 2009 et 2010, les Verts et le Parti communiste en avaient été exclus, au prétexte qu’ils soutiennent des opérations de boycott des produits israéliens pour dénoncer le sort des Palestinien·ne·s (5).
Quelles relations l’UJFP entretient-elle avec le CRIF ? « Pour lui, nous sommes des traîtres, des ennemis », répond Michel Ouaknine.

La voix de l’UJFP est-elle plus difficile à faire entendre depuis le 7 octobre 2023 ? « C’est compliqué, et en premier lieu à l’intérieur même de notre association. Il y a deux attitudes au sujet des massacres attribués au Hamas : on comprend mais on dit « ce n’est pas bien » ; ou on considère cela comme un acte de résistance après des décennies d’oppression. Pour moi, l’attaque du 7 octobre était une action visant à semer la terreur et il faut reconnaître que des horreurs ont été commises. Mais on est du côté de celui qui est colonisé. On n’approuve pas nécessairement toutes les formes de combat mais c’est avant tout son combat. »

Une campagne « Urgence guerre à Gaza »

Pour soutenir les Palestinien·ne·s de Gaza, l’UJFP collabore avec des associations locales et mène des collectes de fonds pour financer des projets, par exemple avec des paysan·ne·s de Khan Younès ou au profit d’enfants souffrant de troubles post-traumatiques. Actuellement, elle mène la campagne « Urgence guerre à Gaza ». « Nous rassemblons de l’argent qui va aux Gazaoui·e·s - achats de tentes, de médicaments, de nourriture…etc - malgré les difficultés du système bancaire. »
Grâce à ses correspondants sur place, l’UJFP parvient à suivre la situation et poste régulièrement des témoignages précieux sur son site. Particulièrement précieux, car depuis le début de la guerre, au moins 80 journalistes auraient été tué·e·s par les frappes israéliennes et 38 journalistes palestiniens arrêtés (6), rendant très délicats le recueil et la vérification des informations sur place.

Ici, en France, l’Union Française Juive pour la Paix participe à la campagne BDS pour Boycott, Désinvestissement, Sanctions. « Elle a été initiée il y a une vingtaine d’années par un ensemble de syndicats palestiniens, rappelle Michel Ouaknine. Prenant l’exemple de ce qui c’était passé en Afrique du Sud, ils ont lancé un appel à boycotter les produits israéliens, à ne plus investir dans le pays et à appliquer les sanctions éventuelles que l’ONU pourrait prononcer. Ça fait partie des grains de sable qui peuvent arrêter la grande roue. »
Ainsi, depuis quelques semaines, le groupe Carrefour est particulièrement visé, mais aussi Yves Rocher, SFR, Optical Center, Crédit agricole, Axa, Airbnb, Dell… (7). Orange se serait déjà désengagée.

Faire advenir une nouvelle entité

Comment le pays pourra-t-il se remettre ? « Vous me voyez très désemparé pour vous dire ce qu’il faudrait faire… Israéliens et Occidentaux ne veulent plus du Hamas et les Palestiniens ne veulent plus de l’Autorité palestinienne, totalement absente depuis le début de la guerre. Donc, il faut faire advenir une nouvelle entité qui puisse dialoguer de nouveau avec Israël. Je n’aime pas les hommes providentiels mais Marwan Barghouti est considéré comme un héros par les Palestiniens et c’est un homme très ouvert au dialogue. Il peut représenter et mettre en œuvre une alternative. »
Leader du Fatah enfermé dans les geôles israéliennes depuis 2002, son sort pèse actuellement dans les négociations entre le Hamas et Israël pour un cessez-le-feu et une libération des otages (8).

Quel rôle peuvent jouer l’Etat français et l’Union européenne ? « L’Etat français peut aider à la constitution de deux Etats. Ce n’est peut-être pas la bonne solution… personnellement, je suis en faveur d’un Etat unique, laïc et démocratique… mais deux Etats, c’est la solution d’urgence. Ensuite, il faudrait déclencher un grand mouvement d’aide humanitaire et arriver à déployer une force d’interposition sur place : tous les yeux sont rivés sur Gaza mais en Cisjordanie, l’armée fait ce qu’elle veut et les milices des colons fanatiques en profitent en toute impunité. »

« Yallah Gaza », une réalité disparue

En attendant de pouvoir aider concrètement les Gazaoui·e·s, l’UJFP poursuit une autre campagne, ici en France : « Yallah Gaza », du nom du film réalisé par Roland Nurier, en partenariat avec un réalisateur gazaoui dont le nom reste provisoirement tu. « Il est toujours coincé à Gaza et vit dans des conditions misérables », soupire Michel Ouaknine. Projeté partout en France mais aussi en Belgique et en Suisse, le film entend montrer comment, malgré le blocus et le rationnement, les Gazoui·e·s avaient développé une société intellectuellement, culturellement et politiquement très riche. Un film très touchant, dont chaque image est le témoin d’une réalité à jamais disparue.

Les Palestinien·ne·s pourront-iels jamais vivre en paix et librement ? Quelle voix les Juif·ve·s anticolonialistes pourront-iels porter lors de la reconstruction, ici et là-bas ? Et comment, ensemble, pourront-iels fonder cette « nouvelle entité » que Michel Ouaknine appelle de ses vœux ? Des questions restant à ce jour sans réponse mais qui nourrissent le débat, et l’engagement des membres de l’UJFP qui restent mobilisé·e·s.

Fanny Lancelin

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https://ujfp.org/