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De Françoise à Alice : de la liberté d’être soi

15 mai - 15 juin 2023
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Alice Davazoglou est danseuse, pédagogue, autrice, bientôt chorégraphe… et atteinte de Trisomie 21. Avec sa mère, Françoise, et sa femme Agathe, elle a animé un atelier auprès des participant·es au projet « 22 mixtes » à Bourges et s’est produite à l’Abbaye de Noirlac. Ensemble, elles réalisent des projets où la mixité et la diversité ne sont pas seulement expérimentées, mais réellement vécues, dans une démarche pleinement artistique.

Pourquoi sommes-nous surpris·es voire déstabilisé·es lorsque l’on découvre Alice Davazoglou sur scène ? Parce que l’instant est rare et fait événement : voir une personne trisomique pratiquer la danse contemporaine n’est pas courant. La voir animer elle-même un atelier l’est encore moins. L’imaginer chorégraphe, difficile.

Pourquoi ? Parce que la mixité n’existe pas ou peu en France. Elle ne fait pas partie de notre culture. Elle se cantonne à quelques expériences, quelques espaces soit disant « adaptés », quelques moments partagés. Mais durant la majeure partie de notre existence, nous vivons séparément : les personnes définies comme « en situation de handicap » d’un côté ; et celles définies comme « valides » de l’autre. Nous ne nous connaissons pas et nous présupposons des incapacités des un·es et des autres.

Alors, lorsqu’une personne comme Alice transgresse la norme, lorsqu’une personne trisomique monte sur scène et affirme qui elle est vraiment, il faut avouer que nous sommes surpris·es et déstabilisé·es. Et qu’il faut nous administrer à nous-mêmes quelques claques pour nous empêcher d’être condescendant·es, pour voir au-delà du handicap et pour considérer Alice pour ce qu’elle fait : elle danse, elle anime des ateliers dans les écoles, elle chorégraphie. Elle peint et elle écrit, aussi.

Quels pouvoirs d’agir ?

Agée de 38 ans, Alice Davazoglou danse depuis une vingtaine d’années et est aujourd’hui intermittente du spectacle. Elle a débuté au conservatoire de Laon, dans les Hauts-de-France, a participé à de nombreux stages ainsi qu’à des projets chorégraphiques avant de cofonder ART21. « Ça veut dire Association Regards Trisomie 21, explique-t-elle. On organise des ateliers mixtes de danse contemporaine pour les enfants et les adultes. » Des parcours de spectateur·ices sont également proposés.

La mixité ne se situe pas seulement dans la pratique mais aussi dans l’animation et dans la gestion de l’association : Alice en est la vice-présidente, par exemple.

Ici, pas de visée thérapeutique, éducative, sociale… Au sein d’ART21, il s’agit d’avoir une pratique de la danse pour la danse elle-même.

Depuis 2018, Alice se produit sur scène dans un duo intitulé « De Françoise à Alice ». Sa partenaire ? Sa mère, Françoise Davazoglou. Elle aussi a suivi un chemin atypique. Enseignante du premier degré, elle a commencé la danse à l’âge de 35 ans via le dispositif « Danse à l’école ». Elle a conduit de nombreux projets pour ses jeunes élèves, et pour les étudiant·es et enseignant·es en formation qu’elle accompagnait. « En 2010, j’ai décidé de reprendre mes études et je me suis inscrite au Département Danse de l’Université Paris 8 », raconte-t-elle.

A la même époque, elle cofonde avec sa fille l’association ART21. « Nous avions toutes les deux des pratiques parallèles. L’association nous a donné l’occasion de danser ensemble. C’est là que je me suis vraiment rendue compte à quel point Alice était une danseuse avertie. » En 2014, elle obtient un Master « Arts, Philosophie, Esthétique, mention Musique, spécialité Danse ». Son travail de recherche concerne l'accès aux pratiques artistiques pour les personnes en situation de handicap mental, et la question des regards et des représentations. A 56 ans, elle prend une retraite anticipée, notamment pour entamer une recherche doctorale. Sa thèse s'intitule « Danse et condition handicapée : quels pouvoirs d'agir ? »

Une méthode de travail transversale

Le duo qu’elle danse avec Alice est né de la rencontre avec le chorégraphe Mickaël Phelippeau, invité à co-animer un atelier ART21 durant une année. Une première « en mixité » pour lui, et une véritable relation d’amitié qui naît entre les trois danseur·ses (1).

La pièce « De Françoise à Alice » est créée au long cours, durant deux ans. « Mickaël fait des propositions et entre les résidences, nous cheminons, ce qui nous permet d’apporter ensuite des matériaux, précise Françoise. Mickaël n’est pas juste là en regard, en metteur en scène : il traverse les propositions avec nous. Même dans les improvisations, il est très impliqué. C’est une manière de travailler très transversale. Ce processus a tellement de sens par rapport à la mixité ! »

L'équipe de Bi-p avec Françoise, Alice et Agathe à Noirlac.

La pièce aborde différentes relations : entre une mère et sa fille ; entre des personnes à diversité fonctionnelle ; entre deux femmes ; entre deux danseuses ; entre deux générations… Le public est ainsi touché à différents endroits, pour différentes raisons.

« A chaque fois qu’il y a des discussions en bords de plateau, les gens disent qu’ils ressentent beaucoup d’émotions », assure Alice. Pour Françoise, « ils découvrent surtout ce qu’est la liberté d’être soi ». Elle se souvient d’une représentation à Saint-Ouen auprès de lycéen·nes qui avaient applaudi lorsqu’Alice avait annoncé s’être mariée avec Agathe, elle aussi danseuse, trisomique et soutien dans la pièce. Elle évoque aussi des questions sur le fait de danser à son âge : 62 ans. A travers leur histoire, rien ne semble impossible !

« J’ai des projets et ils peuvent advenir »

Le message d’Alice est d’ailleurs clair : « Même si on a un handicap, on a du talent. On a tous envie d’exister et de montrer de quoi on est capable. On est tous différents mais on a tous le droit d’essayer. Nous on existe, on est là et on va rester ! » Pour exprimer ce qu’elle pense et ce qu’elle ressent, elle ne passe pas seulement par la danse : en 2020, elle a publié un double ouvrage intitulé « Je suis Alice Davazoglou » et « Je suis trisomique, normale mais ordinaire » (2) pour lequel elle a obtenu une bourse. « Alice nous dit : j’ai des projets et ils peuvent advenir. Elle est assez incroyable pour ça », reconnaît Françoise.

Car Alice ne compte pas s’arrêter là. Un nouveau projet l’anime : celui de devenir chorégraphe professionnelle. « D’habitude, ce sont les chorégraphes non handis qui font danser les handis. Là, ce sera l’inverse. » Elle a créé une courte pièce, « Danser ensemble », qu’elle va transmettre à dix chorégraphes de renom (dont la liste reste une surprise pour le moment). Elle sera filmée mais aussi interprétée sur scène à l’automne 2024. Elle sera portée par la toute nouvelle compagnie « A ciel ouvert ».

De grands pas dans un pays encore validiste

A Bourges, dans le cadre de la création « 22 mixtes » de Mickaël Phelippeau (3), Françoise, Alice et Agathe ont animé un week-end auprès du groupe de danseur·ses mixtes. Elles ont également dansé leur pièce lors des Futurs de l’Ecrit à l’Abbaye de Noirlac, le dimanche 14 mai. Des moments formidables pour tous·tes les participant·es.

Si les expériences de ce type se multiplient, pour Françoise, « la France reste validiste », y compris dans le milieu culturel. « Nous sommes très très en retard parce que les avancées qu’on fait sont construites sur la base de la séparation valides / handicaps. » Dans la majeure partie des projets, il s’agit de « penser pour les handis pour qu’ils aient accès à un monde de valides ». « Les personnes handis ne sont jamais consultées. Pourtant, quand les événements sont pensés ensemble, la question de l’inclusivité est réglée ! »

Ainsi, trop souvent encore, c’est la problématique de l’accessibilité physique qui est posée, et non celle de la diversité fonctionnelle, pourtant beaucoup plus large et qui concerne l’ensemble de la population.

Alors… jusqu’à quand resterons-nous surpris·es et déstabilisé·es en découvrant que l’Autre est aussi capable que nous ? A travers la danse, ce sont de grands pas que Mickaël, Alice, Françoise et Agathe impriment pour notre humanité, et dans lesquels nous devrions tous·tes mettre les nôtres...

 

Texte : Fanny Lancelin
Photo : Bi-p et Fanny Lancelin

Notes

  • (1) Ecouter le podcast dans la rubrique (Re)visiter.
  • (2) Edition L’Echangeur-CDCN : http://www.echangeur.org/
  • (3) Lire aussi la rubrique (Ré)acteur·ices.

Plus

« Rien pour nous sans nous »

La mixité au sein d’ART21, l’association cofondée par Alice et Françoise Davazoglou, entre en résonance avec la devise « Rien pour nous sans nous ». Elle puiserait ses origines dans des mouvements politiques mais a été utilisée dans les années 1990 en Angleterre par des militant·es pour les droits des personnes en situation de handicap avec notamment la parution de deux ouvrages : « Nothing about us without us » de James Charlton et « Nothing about us without us - Developing innovative technologies for, by and with disabled persons » de David Werner. L’idée est qu’aucune politique ne devrait être décidée sans la participation pleine et directe des membres du groupe concerné par cette politique.

 

En France, pays validiste, la plupart des décisions qui concernent les personnes en situation de handicap sont prises par des acteur·ices non concernées par lesdits handicaps.

Le Conseil de l’Europe vient de rendre public un avis émis en décembre dernier : il juge qu’en France, la liberté et la dignité des personnes en situation de handicap sont entravées, leurs droits bafoués.

La première loi française sur le sujet date pourtant de 1975 et celle de 2005 avait renforcé les obligations : elle n’est toujours pas appliquée. Le Conseil de l’Europe considère que les autorités n’ont adopté depuis aucune mesure efficace pour rendre accessibles les bâtiments, les transports, les informations et les services. Pire, les obligations de l’Etat et de ses services en matière d’accessibilité ont régressé avec pour conséquences, l’impossibilité de se déplacer, d’avoir accès aux informations, d’effectuer des démarches. Encore trop de personnes en situation de handicap demeurent, à cause du manque d’accessibilité générale, privées du droit de choisir leur lieu de vie et du droit de vivre de manière autonome et incluse dans la société.

En 2022, l’Organisation Mondiale de la Santé a produit une série documentaire recensant des expérimentations fondées sur le « Rien pour nous sans nous ». Elle est visible gratuitement et en français sur le site https://www.who.int/fr/news-room/feature-stories/detail/nothing-for-us--without-us--new-film-series-on-people-living-with-noncommunicable-diseases-and-mental-health-condition