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Drag King : renverser les codes, brouiller les genres

18 juin - 15 juillet 2023
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S’emparer des codes de la masculinité pour mieux les comprendre, les détourner et pour s’empuissanter en tant que femmes : c’est le but du Drag King, une pratique de transformation qui se développe en France depuis les années 1990. Samedi 10 juin, à l’occasion du Festival Intersection, le Centre LGBTQIA+ Berry avait convié Victor Lemaure à animer un atelier Drag King à Bourges. Ludique et politique.

N’imaginez pas un cabaret avec une scène et rideaux de velours, lumière tamisée et loges surchargées de costumes. N’imaginez pas non plus un squat urbain à la programmation culturelle déroutante, à la « Tracks » (1). C’est au centre social de l’un des quartiers les plus populaires de Bourges, le Val-d’Auron, coincé entre le commissariat de police, l’hypermarché et une immense dalle de béton en guise de place du village, que l’atelier Drag King de Victor Lemaure a eu lieu. Parce que c’est ici que bat le cœur de la vie associative de ce quartier et parce que le Centre LGBTQIA+ Berry y a tenu ses permanences durant deux ans (2). La salle du premier étage, avec un grand miroir de danse, s’y prêtait à merveille.

Douze personnes, âgées de 20 à 59 ans, se sont ainsi retrouvées pour faire naître leur King. Certaines découvraient, d’autres avaient déjà exploré le sujet et souhaitaient l’approfondir. Au programme : un temps de présentation ; des jeux de mise en confiance ; un exercice d’imagerie mentale ; un cercle de paroles ; la transformation physique ; et enfin, une sortie dans l’espace public, véritable test de crédibilité.

Une sub-culture de la culture queer

« Je suis venu pour la première fois à Bourges en 2003, pour le premier atelier animé en dehors de Paris, se souvient Victor Lemaure. Depuis, Bourges est devenue ma deuxième maison ! Et c’est le 358e atelier que j’anime. »
Né Myriam il y a 52 ans en Tunisie, il a vécu comme un garçon durant les 12 premières années de sa vie, sous le regard consentant de son père, « avec toutes les postures sociales qui t’autorisent tout ». A son arrivée en France, sa mère a décidé de l’élever comme la fille qu’il était biologiquement. « Un vrai traumatisme : tout à coup, je n’avais plus le droit de faire ce que je voulais. » Très tôt, il a ainsi pris conscience de la différence de traitement entre les genres et des injustices qui en découlent.

C’est dans le truchement de l’habit qu’il a trouvé du réconfort : « Je suis devenu gothique. Quand tu es looké ainsi, tu peux masquer les marques du genre. »
En rencontrant Paul B. Preciado (3), il a découvert le Drag King : « ça a changé ma vie. Ça m’a donné des ailes. J’ai décidé de m’y consacrer entièrement ». Née au début du XXe siècle chez les féministes radicales, la pratique s’est surtout développée dans les années 1970, d’abord aux Etats-Unis. En 1989, Diane Torr fonda les Drag Kings Worshops, les premiers ateliers de transformation à destination des femmes. Depuis, le Drag King est considéré comme une sub-culture de la culture queer (4).

 

Une version masculine de soi

En 2015, Victor a entamé sa transition via un traitement hormonal. Aujourd’hui, il anime des ateliers dans des lieux aussi variés que les centres sociaux, les festivals, les écoles, les maisons d’arrêt... et se produit en spectacle. Sur ses papiers d’identité, figure toujours le prénom Myriam : « C’est un acte politique pour visibiliser mon combat. » Celui de la liberté de choisir qui l’on veut être vraiment.

Durant le cercle de paroles (appelé « gender talk »), Victor a invité chacune à livrer une partie de son histoire personnelle avec, finalement, en filigrane, toujours les mêmes questions : qu’est-ce qui a fait de nous, des femmes ? Quels mécanismes socio-culturels nous ont été inculqués ? Quels types de féminités nous ont été imposés ? Par notre famille, notre classe sociale, nos origines géographiques et ethniques.
Car le sexe biologique ne suffit pas à « faire » une femme. C’est avant tout une construction sociale qui dépend de bien des paramètres.

Au milieu du cercle, Victor a déposé une « boîte à merde » imaginaire pour jeter les violences sexistes et sexuelles, la répression LGBTphobe dans des pays comme la Tunisie, les coups du sort, les maladies... Mais dans les discours des participantes aussi, beaucoup de belles rencontres, des modèles qui donnent de la force, des prises de conscience « qui ouvrent les portes du pénitencier ! ». Pas de lamentation ni de victimisation. Juste des faits qui reflètent la dure réalité de bien des minorités, en France et dans le monde.

Pour faire naître les Kings du jour, Sarah, l’une des participantes, fondatrice du Marteau Velours, l’école d’effeuillage burlesque de Bourges, a invité chacune à s’installer confortablement, à fermer les yeux et à suivre sa voix pour faire naître, dans le miroir imaginaire de son esprit, une version masculine de soi-même. Un alter ego, un compagnon ou un exact opposé...

 

Transformation physique et posturale

Place au jeu de rôle ! Première étape : se fabriquer un sexe masculin à l’aide d’un préservatif rembourré de coton. Puis, se bander la poitrine avec du cellophane (certaines utilisent des t-shirts de compression), afin de ne conserver que l’aspect « pectoraux ». Une méthode indolore.
« Tout ça modifie la respiration et donc, la posture, explique Victor. Une femme respire par le haut, du fait de sa poitrine, mais aussi parce que depuis des siècles, on lui demande d’adopter un port altier, d’ouverture, de disponibilité aux autres. Quand on comprime les seins, on respire différemment, on modifie le centre de gravité et mécaniquement, on pose son corps dans l’espace différemment. Idem quand on a un truc entre les jambes. »

Chacune a ensuite choisi une tenue correspondant au personnage qu’elle voulait voir apparaître dans le miroir, cette fois bien réel, de la salle. « Comment s’appelle ton King ? interrogeait Victor. Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il aime dans la vie ? Il vient d’où ? » Autant de pistes pour adapter la transformation du visage. Pas question pour lui d’utiliser du maquillage. « L’idée n’est pas d’être une fille déguisée ou un travesti mais un véritable King. Dans l’espace public, il faut donner le change. Avec du maquillage, tu es grillée en deux secondes. » Avec une colle spéciale, il a appliqué méthodiquement des poils pour créer moustaches, pattes, barbes…

Dans un joyeux désordre, au son de musiques dynamiques, les Kings se sont entraînés à marcher, à s’asseoir, à tenir leur cigarette, à attraper une bouteille, à se frotter le nez, à sourire, à se poser sans rien faire… Certes, les postures étaient parfois caricaturales, mais « il y a toujours dans la caricature un fond de vérité », a rappelé Victor.
On est saisi par ce que la transformation induit : des gestes inhabituels, non seulement à cause des caractéristiques physiques mais aussi des comportements. « L’homme possède l’espace public. Sa marche, c’est le « posé-possédé », souligne Victor. Il s’économise en gestes, en paroles. Son regard est frontal. Il n’a pas besoin de prendre des précautions, de se justifier d’être là, d’exister ou de faire. » La femme, héritière du rôle de discrétion et d’attention aux autres qu’on lui a assigné depuis des siècles, ne s’impose pas de la même manière. Et lorsqu’elle le fait, elle est encore trop souvent considérée comme « masculine ».

 

Se sentir libre d’être qui l’on veut

Ce soir-là, à la terrasse de la brasserie sur la dalle du Val-d’Auron, les nouveaux Kings ont joué le jeu. Pas de regards de travers ou de réflexions particulières de la part des passant·e·s ou des autres client·e·s, si ce n’est le « Bonsoir-Messieurs-Dames » du serveur qui a laissé planer le doute. Un réflexe ? Ou les voix, encore trop hautes et mal assurées, auront-elles trahies les Kings ?

Quoi qu’il en soit, l’expérience de ces ateliers est forcément enrichissante, dans ce qu’elle questionne les codes du genre, qui empêchent trop souvent encore une véritable et complète libération des femmes. Garance (alias Tony en King) assure : « Le genre, c’est un jeu ! Depuis que j’explore mon masculin, je m’autorise à explorer ma véritable féminité, et à être qui je veux. Je me sens vraiment très libre ! »

Texte et photos : Fanny Lancelin

Notes

  • (1) Tracks : émission culturelle diffusée sur Arte.
  • (2) Il y a quelques jours, le Centre LGBTQIA+ s’est installé durablement à deux pas de là, dans un ensemble de petits immeubles gérés par un bailleur social. Lire aussi la rubrique (Ré)acteur·ice·s.
  • (3) Paul B. Preciado est un chercheur d’origine espagnole, proche des milieux queers, qui théorise notamment l’abolition des genres. https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_B._Preciado
  • (4) Queer : se dit d'une personne qui affirme son refus des catégories liées au sexe. Par extension, la culture queer se définit comme l’ensemble des pratiques qui visibilisent les modes de vie des queers et leurs engagements politiques, artistiques, sociaux...
  • (5) Lire la rubrique (Ré)créations.

Plus

Il y a vingt ans, naissaient les Kings du Berry

En 2003, à l’invitation d’Erik, membre de l’association Emmetrop, Paul B. Preciado (3) anime le premier atelier Drag King dans le Cher. Séduit·e·s, cinq des participant·e·s décident de poursuivre l’aventure et créent le groupe des Kings du Berry. Avec des rappeurs locaux, iels composent cinq chansons de hip-hop aux textes corrosifs anti-sexistes, anti-homophobes, anti-transphobes et montent un véritable show. Durant six ans, iels sillonnent les scènes de France, déclenchant parfois des réactions aussi inattendues que violentes, comme l’explique Erik dans le documentaire de Chriss Lag intitulé « Parole de King ! » (5) : on les a parfois expulsé·e·s des lieux où iels étaient pourtant invité·e·s, on leur a craché dessus… Le milieu féministe était souvent dur à l’égard de ces femmes qui semblaient se mettre à aimer les codes de la masculinité. « On construit des garçons qu’on n’aime pas mais aussi des garçons alternatifs », souligne Erik, déplaisant ainsi à celleux dont le combat reste dans une binarité hommes/bourreaux, femmes/victimes.
Pourtant, la démarche des Kings du Berry allait bien au-delà d’un simple travestissement : il s’agissait d’une réelle démarche politique pour passer « de la différenciation des sexes à la liberté des genres ».

Les Kings du Berry ne se produisent plus mais d’autres Kings sont nés, notamment au sein de la compagnie Marteau Velours, dont le dernier spectacle a eu lieu à la Tour de Jeu à Bourges, le samedi 17 juin.