
Mobilisation dans le Puy-de-Dôme - « Il faut faire bassine arrière ! »
Les 6.000 personnes qui marchent ensemble ce matin du samedi 11 mai le savent. A l’appel de la Confédération paysanne 63, de BNM 63, d’Extinction Rébellion, des Faucheurs Volontaires et des Soulèvements de la Terre, elles sont venues manifester contre un projet d’accaparement de l’eau qui touche la plaine de la Limagne, à l’est de Clermont-Ferrand en Auvergne : deux giga-bassines, de 14 et 18 hectares en superficie, de plus de 2 millions de m³ en volume (l’équivalent de la consommation annuelle de 42.600 personnes). Soit les deux plus grandes retenues d’eau à usage agricole jamais envisagées en France, y compris à Sainte-Soline, la plus célèbre d’entre elles, déjà gigantesque (1).
Le procédé est toutefois très proche de celui utilisé dans le Poitou : un trou creusé en plaine, étanchéifié par de la bâche plastique, rempli en période hivernale pour stocker l’eau et l’utiliser durant les périodes les plus chaudes pour arroser principalement des céréales vouées à l’export. Petite différence : les méga-bassines poitevines sont alimentées par pompage dans la nappe phréatique tandis que celles du Puy-de-Dôme le seraient via l’Allier.
Des giga-bassines contestées localement
Présenté aux élu·es du territoire en février 2023, le projet est porté par l’Association du Syndicat Libre de Turlurons qui regroupe 36 agriculteur·ice·s, pour la plupart des céréalier·e·s producteur·ice·s de maïs.
Deux études techniques sont en cours pour une des deux giga-bassines et un lieu d’implantation est actuellement recherché pour la seconde.
D’un montant estimé à 25 millions d’euros, le projet serait financé à hauteur de 70 % par des fonds publics à travers la Région Auvergne Rhône-Alpes et l’Union européenne. D’ores et déjà, la Région a accordé 115.000 euros à l’ADIRA (Association de Développement de l’IRrigation en Auvergne) pour des études de faisabilité.
Dès l’annonce du projet, une opposition s’est constituée localement : des habitant·e·s du territoire, citoyen·ne·s et paysan·ne·s, membres d’associations, de syndicats, de collectifs se sont réuni·e·s pour enquêter sur le projet, puis pour informer la population et enfin, organiser la lutte. C’est ainsi que Bassines Non Merci Puy-de-Dôme (BNM 63) a vu le jour.
Le collectif n’est pas contre l’irrigation a priori et reconnaît que l’agriculture a besoin d’eau. Il lui paraît toutefois « impératif d’exiger plus de sobriété dans les usages de l’eau, et de prioriser la bonne santé des milieux naturels, l’approvisionnement en eau potable, puis les productions agricoles destinées à l’alimentation locale, de qualité et accessible à tous·tes ».
En pompant dans les nappes ou les cours d’eau, les bassines mettent à mal des milieux déjà éprouvés par le changement climatique et notamment les sécheresses à répétition. L’eau ainsi prélevée et stockée n’alimente plus le cycle naturel et vivant nécessaire aux sols, aux plantes et aux animaux. Désormais stagnante, elle s’évapore plus rapidement et sa qualité se dégrade par un phénomène d’eutrophisation.
Revenir à des pratiques agro-écologiques
Si les défenseur·ses de ces ouvrages mettent régulièrement en avant le principe de substitution (l’eau prélevée le serait l’hiver plutôt que l’été, et cela n’impacterait donc pas davantage les milieux), les collectifs BNM ont su démontrer qu’il n’en était rien : dans le Poitou comme dans le Berry, l’eau stockée l’est en plus des volumes déjà attribués aux agriculteur·ice·s. Le tribunal administratif de Poitiers a d’ailleurs retenu cette analyse en annulant quinze projets de méga-bassines en octobre dernier, prévus en Charente, Charente-Maritime, dans les Deux-Sèvres et la Vienne : il a jugé les projets « surdimensionnés » et souligné que « la logique de substitution n'était pas effectivement respectée ». (2)
Et dans le Puy-de-Dôme, les deux giga-bassines seraient destinées à 800 hectares de terres pour l’instant non irriguées.
Pour les opposant·e·s, d’autres pratiques agricoles peuvent être mises en œuvre. Lors de la manifestation du samedi 11 mai, Ludovic Landais, porte-parole de la Confédération paysanne 63, a rappelé que « favoriser les pratiques agro-écologiques paysannes » permet de retenir l’eau dans les sols et préserve sa qualité : restauration des zones humides, reméandrement des cours d’eau, couverture et nourriture des sols, plantation de haies…
Autrefois, la plaine de la Limagne accueillait de nombreuses zones humides. Mais, pour les besoins de l’agriculture intensive, les anciens marais ont été drainés et transformés en parcelles de grandes cultures. « Il est donc ironique d’apprendre que le site prévu initialement pour une des deux giga-bassines est une ancienne zone humide drainée », soulignent les membres de BNM 63. Samedi, une action symbolique d’obstruction de drains a été portée collectivement par les manifestant·e·s durant la mobilisation.
Autre revendication : que les financements de la PAC (Politique Agricole Commune) servent à accompagner les agriculteur·ice·s vers une transformation de leurs cultures. Pourquoi continuer à cultiver du maïs qui ne sert pas l’alimentation humaine et qui est tout à fait inadapté aux défis du changement climatique ?
Parce que les intérêts financiers priment sur ceux du vivant. A travers le projet des giga-bassines du Puy-de-Dôme, c’est en effet tout un système qui est mis à jour...
L’emprise de l’entreprise Limagrain
« On est là… on est là ! Même si Limagrain veut pas, nous on est là… contre les giga-bassines, l’agriculture intensive, même si Limagrain veut pas, nous on est là ! » Samedi, dès le départ de la manifestation à la gare de Vertaizon, les participant·e·s ont entonné ce chant.
Limagrain. Un nom bien connu dans la région. Fondée dans les années soixante sous forme de coopérative, l’entreprise est devenue une multinationale, et aujourd’hui le 4e semencier mondial via sa filiale Vilmorin. Son chiffre d’affaires : 2,5 milliards d’euros en 2023, dont 71 % réalisés à l’international. Certaines de ses marques sont bien connues des consommateur·ice·s : Jacquet, Brossard, Gamm Vert...
Comme le soulignent les journalistes Fabien Benoît et Antoine Boureau dans un dossier réalisé pour le magazine Reporterre (3), Limagrain reste aussi très ancré localement avec 25 sites et 1.500 salarié·e·s en Auvergne. Son siège social est à Saint-Beauzire, non loin de Clermont-Ferrand.
Limagrain impose aux agriculteur·ice·s un cahier des charges incluant semences hybrides, irrigation, intrants chimiques et zones d’exclusion autour des fermes de variétés différentes des siennes. Une véritable aliénation des agriculteur·ice·s qui, en échange de contrats et de prix corrects, acceptent de perdre le contrôle de leurs modes de production.
Les deux journalistes révèlent également comment Limagrain est directement soutenue par l’Etat pour le développement de ses semences hybrides, via notamment un partenariat avec l’Institut National de Recherche pour l’Agriculture, l’alimentation et l’Environnement (INRAE, ex-INRA). Les semences hybrides sont lucratives : stériles, elles ne peuvent pas être multipliées directement sur la ferme et doivent donc être achetées chaque année. De plus, elles sont souvent fragiles et doivent donc être soutenues par des produits phytosanitaires. L’idéal pour une entreprise qui propose toutes ces « solutions » à la fois.
Les giga-bassines irrigueraient ces semences hybrides, un maïs industriel issu de variétés standardisées très gourmandes en eau en été, au moment où la ressource est la plus rare.
Certes, Limagrain ne finance pas directement les giga-bassines mais parmi les porteur·se·s du projet, trois sont des dirigeants de l’entreprise dont le président lui-même !
Pour une gestion démocratique de l’eau
A la veille de la manifestation, le vendredi 10 mai, les opposant·e·s au projet ont rappelé que d’autres cultures sont possibles, en semant du maïs population sur une parcelle d’un paysan allié. « Les variétés paysannes peuvent reprendre le pas sur les maïs stériles des firmes de l’agro-industrie, expliquent des membres de BNM 63 qui ont participé à cette action. Le maïs population a une plus grande diversité génétique qui lui donne la capacité de s'adapter à différentes conditions et aux évolutions climatiques. Reproductible à la ferme, il coûte bien moins cher aux paysan·ne·s sans les asservir aux grandes firmes de la semence et des produits phytosanitaires. »
Rassemblant une centaine de personnes, ce « semi militant » sera suivi dans la durée pour une récolte dans quelques mois.
L’accaparement de l’eau par une minorité (5 % seulement des agriculteur·ice·s sont des irrigant·e·s) pose la question de la juste répartition de l’eau au sein même de la profession. Faute d’une gestion transparente et réellement démocratique, les productions vivrières telles que le maraîchage peuvent être écartées au profit des grandes cultures qui partent à l’export. C’est pourquoi, Bassines Non Merci, la Confédération paysanne et les Soulèvements de la Terre réclament depuis des mois un moratoire sur les projets et les chantiers de bassines partout en France, conditions indispensables à « un vrai débat démocratique sur notre usage collectif de la ressource en eau, avec des délais suffisants et sans opacité, et fondé sur des études hydrographiques approfondies pour tenir compte de l’état réel de la ressource en eau sur le territoire ».
Ce débat doit s’appuyer sur des Projets de Territoire de Gestion de l’Eau (PTGE). Dans la Vienne et sur le bassin Aume-Couture, les membres de Bassines Non Merci lancent actuellement des PTGE alternatifs, afin de porter une autre voix que celle de l’Etat, des collectivités territoriales ou des chambres d’agriculture favorables aux bassines.
Une mobilisation internationale cet été
Samedi, les 6.000 personnes présentes ont affirmé leur volonté d’empêcher tout nouveau chantier. « Il faut faire bassine arrière ! » pouvait-on lire sur les drapeaux. Brandissant les animaux totems de la lutte – anguille, héron, loutre, castor, serpent – elles ont défilé tranquillement dans les chemins de randonnée menant à la parcelle envisagée pour l’une des giga-bassines. Formant une chaîne humaine tout autour, elles ont planté des noix et des noisettes pour faire grandir une haie sur des centaines de mètres.
Au moment du pique-nique, des personnalités politiques soutenant la lutte ont pris la parole : Benoît Biteau, député européen (Les Ecologistes), Marine Tondelier (secrétaire nationale Les Ecologistes), Mathilde Panot (députée France Insoumise)… Au même moment, en contrebas du champ, la foule s’attaquait à un drain pour laisser l’eau courir et s’infiltrer dans les sols.
Le retour à la gare de Vertaizon fut tout aussi joyeux, ainsi que le goûter proposé à Billom. En face, le dispositif mis en place par la Préfecture du Puy-de-Dôme comprenait notamment un survol de la mobilisation par un hélicoptère de la gendarmerie, des interdictions de circuler et de manifester autour des sites de Limagrain, et des barrages avec contrôles d’identité. Aucun incident entre forces de l’ordre et manifestant·e·s n’est à signaler.
Le mouvement se poursuivra, assurent déjà les organisateur·ice·s qui ont d’ores et déjà appelé au rassemblement international prévu du 16 au 21 juillet dans le Poitou (lire aussi la rubrique (Re)découvrir), avec un Village de l’eau et des convois pour une « remontée de rivières, remontée de filières ». Pour mettre davantage à jour encore le « système bassines » et continuer à lutter contre.
Texte : Fanny Lancelin
Photos : Fanny Lancelin et les Soulèvements de la Terre
Notes
- (1) https://bassinesnonmerci.fr/index.php/manif-des-24-25-26-mars/
- (2) https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/mega-bassine/mega-bassines-cinq-questions-sur-l-annulation-par-la-justice-de-deux-projets-de-quinze-retenues-d-eau-en-poitou-charentes_6100809.html
- (3) https://reporterre.net/Comment-le-semencier-Limagrain-a-rendu-dependants-les-agriculteurs-du-Puy-de-Dome
Plus
- Pour connaître les bassines existantes ou en projet partout en France, consultez la carte Météo Bassines : https://umap.openstreetmap.fr/fr/map/bassines_779169#6/51.000/2.000
- Pour contacter le collectif Bassines Non Merci près de chez vous, rendez-vous sur le site www.bassinesnonmerci.fr