Des jeunes en campagne contre l'extrême droite
Je me souviens du 21 avril 2002 comme si c’était hier. J’avais 21 ans, encore une année d’études devant moi. Mon père venait d’entrouvrir la porte de ma chambre, le visage blême. « C’est Jean-Marie Le Pen... » Je n’ai pas pu le croire tout de suite. Il a fallu que je me confronte aux images de la télévision : le sourire béat, quasi incrédule, du président du Front National ; la mine défaite de Jacques Chirac ; et le coup de grâce, la démission de Lionel Jospin. La trahison.
J’ai vécu les jours suivants dans la certitude que cela n’arriverait pas, que le FN n’arriverait pas au pouvoir, que c’était impossible. J’ai mis mon bulletin « Jacques Chirac » dans l’urne en serrant les dents et en me jurant qu’on ne m’y reprendrait plus. Depuis, je revis inlassablement cette scène lorsque je suis dans l’isoloir : je n’ai quasiment plus jamais voté « pour », il a toujours fallu « faire barrage ».
Je me souviendrais sans doute longtemps du 9 juin 2024. Les résultats du Rassemblement National ne m’ont pas surpris. Grande lassitude. Mais la déclaration d’Emmanuel Macron, oui. Une nouvelle trahison, cette fois de tout un peuple. Les portes grandes ouvertes au fascisme. Il n’y avait pas de télévision pour se confronter à des images – je l’ai jetée depuis longtemps. Juste la radio pour diffuser en boucle des analyses, des hypothèses… tenter de donner un sens à tout ça… et la sensation de quelques larmes le long de mes joues.
J’ai d’abord pensé à mes ami·e·s racisé·e·s, aux personnes de mon entourage non cis genres, à celleux qui galèrent financièrement, aux membres de ma famille handicapé·e·s… J’ai pensé ensuite à tout ce que les associations, collectifs, syndicats ont tenté pour éviter ce scénario catastrophe. J’ai pensé à mes ami·e·s italien·ne·s qui ont choisi la France pour ne pas vivre sous un gouvernement d’extrême droite...
Rapidement, des messages sont arrivés sur mon téléphone : des photos d’un rassemblement spontané dans le centre-ville de Bourges pour dire « non » à l’extrême droite et sur les fils de discussion, des dizaines de conversations qui s’engageaient pour s’organiser.
Un élément a attiré mon attention : l’âge de celleux qui envoyaient les premiers messages. L’âge que j’avais en 2002. A l’époque, je n’étais pas engagée comme je le suis aujourd’hui, comme iels le sont déjà très jeunes désormais. C’est ainsi que j’ai décidé de les suivre et de leur donner la parole, à une semaine du premier scrutin d’élections qui marqueront sans aucun doute notre histoire commune.
Une femme, jeune, étudiante et issue d’un milieu populaire
Mercredi 12 juin 2024, quartier du Val d’Auron à Bourges.
« Tu vois, on se sert d’un algorithme qui compile différentes données en fonction des intentions de vote aux dernières élections. Ça nous permet de savoir à quelles portes frapper. Parce que le premier objectif, c’est de mobiliser celles et ceux qui ont déjà voté pour nous, c’est de s’assurer qu’iels vont se déplacer le 30 juin. » Emma Moreira participe ce soir-là à un porte-à-porte avec d’autres jeunes d’un groupe local de La France Insoumise (LFI). Elle vit sa première campagne électorale, pas seulement en tant que militante mais en tant que candidate pour le Nouveau Front Populaire, sur la 3e circonscription du Cher. Une femme, de 21 ans, étudiante, qui n’est pas « d’ici » et qui est engagée avec « l’extrême gauche », ça a fait grincer les dents de certain·e·s élu·e·s de Bourges notamment. Mais finalement, Emma Moreira a été officiellement investie avec un suppléant lui aussi LFI, Nicolas Malin.
« Je suis originaire de la région de Montargis, j’ai vécu dans un milieu très rural. Je suis arrivée dans le Cher pour mes études, explique-t-elle. Je suis en 4e année aux Beaux-Arts de Bourges. » Lors de l’annonce de la dissolution, elle a tout de suite pensé à son « grand-père sur son canapé, qui a fui son pays gouverné par le fascisme pour assister impuissant à sa victoire dans le pays des Droits de l’Homme ». Arrivé du Portugal, il a travaillé comme ouvrier dans les usines, contribuant ainsi au développement de la France.
Les difficultés du quotidien au cœur des échanges
Dans un des immeubles du Val d’Auron géré par un bailleur social et visiblement peu entretenu, une porte s’ouvre. L’exercice n’est pas facile : en quelques secondes, il faut cerner ses interlocuteur·ice·s et dérouler rapidement les messages qui accrocheront l’attention.
« Vous connaissez Marine Le Pen ?
- Ah oui, nous les Arabes, on la connaît ! répond dans un sourire la femme sur le seuil. Pourquoi ? Vous êtes avec elle ?
- Non, nous on est contre. On est du Nouveau Front Populaire, les partis de gauche qui se sont rassemblés.
- Alors, ça va, je veux bien discuter... »
Quels sont les thèmes les plus souvent abordés lors de ces échanges ? « La vie du quotidien, répond Emma Moreira. Le pouvoir d’achat, les retraites, les déserts médicaux, la disparition des services publics… Je sais ce qu’est la précarité : je viens d’un milieu populaire, je suis boursière, il me reste 300 euros à la fin du mois quand j’ai payé mes charges, j’ai un boulot en plus de mes études… Je suis persuadée de pouvoir convaincre celles et ceux qui ont voté pour le RN à cause d’un sentiment de paupérisation. »
Dans une étude parue le 22 juin, l’institut de sondage Ipsos relève que les difficultés en terme de pouvoir d’achat et l’avenir du système social sont bien les deux préoccupations majeures des Français·e·s actuellement. Viennent ensuite le niveau de l’immigration, le niveau de la délinquance et la protection de l’environnement. L’avenir du système scolaire n’arrive qu’en 10e position, devant le taux de chômage et les risques d’épidémies (1).
Des mesures plutôt qu’une figure
Les réponses apportées par le Nouveau Front Populaire sont déclinées dans un programme commun aux partis de gauche tels que le Parti socialiste, le Parti Communiste, La France Insoumise, les Ecologistes ou encore le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA). Emma Moreira a très peu de temps pour se l’approprier et surtout, le décliner selon les problématiques de sa circonscription, qui compte 162 communes ! Elle a bien intégré les mesures phares telles que la retraite à 60 ans, pas une retraite en-dessous de 1.158 euros, l’augmentation du SMIC à 1.600 euros nets ou encore le rétablissement de l’impôt sur la fortune pour financer les nouvelles dépenses sociales. Mais chaque jour lui demande d’intégrer de nouvelles données : le mercredi 19 juin, journée consacrée à l’agriculture paysanne avec des visites de fermes, un journaliste l’interroge sur l’école. Flottement. Elle ne tente pas de s’en sortir par une pirouette, avoue qui lui reste encore beaucoup à apprendre et revient sur les thèmes qu’elle maîtrise davantage : la précarité, qu’elle soit urbaine ou rurale.
En discutant avec certain·e·s élu·e·s visiblement agacé·e·s de ne pas avoir été choisi·e·s à sa place et qui m’assurent que la jeunesse est une mauvaise stratégie face aux populations âgées des zones rurales, je m’interroge à voix haute : « Parce que Jordan Bardella, il n’est pas jeune ? Il a 28 ans. Etant donné ses résultats, un certain nombre de vieux votent pour lui, il me semble... Et son âge n’a pas l’air de les déranger. » Un certain nombre de jeunes aussi, votent pour lui : 25 % des 18-24 ans et 30 % des 25-34 ans qui se sont déplacé·e·s aux dernières élections européennes.
Plutôt que de se concentrer sur le genre ou l’âge des candidat·e·s, les partis de gauche qui ont échoué à faire venir les électeur·ice·s aux urnes depuis des décennies ne devraient-ils pas enfin proposer un programme qui séduit leur base ? Ne serait-ce pas là, plutôt, le réel fond du problème ?
Des actions contre la précarité
Autour d’Emma Moreira, une trentaine de jeunes ont décidé de s’engager activement. Alors que certain·e·s sont en pleine période d’examens, iels prennent chaque jour le temps de tracter, de coller, de frapper aux portes pour animer la campagne.
Parmi elleux, Agathe Flamant, 24 ans, elle aussi étudiante aux Beaux-Arts de Bourges, gère la communication et les réseaux sociaux pour le Nouveau Front Populaire. « Je viens d’une famille qui vote à gauche mais elle ne m'a pas orientée d’une certaine manière », assure-t-elle. Elle s’est d’abord engagée pour son école, menacée en raison de bâtiments devenus trop vétustes, puis lors de l’occupation du théâtre Jacques- Cœur durant la crise sanitaire, pour défendre les droits des travailleur·se·s de la Culture. « C’était un lieu de rencontres, d’échanges, d’organisations d’actions… ça nous a permis de nous allier entre étudiant·e·s, syndicats, travailleur·se·s. J’ai pu mieux comprendre les enjeux du territoire et rencontrer les acteurs locaux. Un réseau de partage d’outils et d’actions s’est créé. C’est précieux, ça donne de la force pour continuer. »
Pourquoi a-t-elle décidé de s’engager aux côtés de LFI ? « Les mesures proposées sont les plus proches de mes attentes en tant que jeune, comme le revenu étudiant, par exemple. A l’école, je vois bien la précarité. »
En 2021, elle a participé à une action autour de la précarité menstruelle. Un questionnaire destiné aux étudiantes a révélé que 30 % seulement d’entre elles ont les moyens de se fournir en protections hygiéniques. La plupart se privent donc (par exemple, sur l’alimentation) durant la période de leurs règles. Un grand plan national a permis d’équiper la plupart des établissements de l’enseignement supérieur en solutions gratuites. Mais les écoles des Beaux-Arts dépendant du ministère de la Culture et non de celui de l’Education nationale, elles n’ont pas pu en bénéficier. Une démarche est en cours. En attendant, un système de dons a été lancé. « Mais ça reste quelque chose de totalement auto-organisé, précise Agathe Flamant. D’un côté, je me réjouis de cette initiative étudiante ; d’un autre côté, j’aimerais que la puissance publique s’en empare vraiment. »
« Les queers emmerdent le Front National ! »
Autre sujet qui lui tient à cœur : les droits des personnes LGBTQIA + (2). L’équipe du Nouveau Front Populaire était ainsi présente lors de la Marche des Fiertés organisée par le Centre LGBTQIA+ Berry ce samedi 22 juin à Bourges. Discrètement, conformément aux demandes des organisateur·ice·s. Si la CGT et la CFDT ont tout de même déballé drapeaux et bannières, les membres de Sud – Solidaires, de la FSU, de l’Unsa et de la Confédération paysanne (3) ont défilé sans signes distinctifs.
Pour autant, les slogans et les prises de parole ne laissaient aucun doute quant au caractère politique d’un tel rassemblement : s’il s’agissait de défiler joyeusement et fièrement, il s’agissait aussi de porter des revendications.
Agée de 25 ans, Audrey Fumoux, la plus jeune membre du bureau de Solidaires dans le Cher, a rappelé au micro les discriminations au travail : « injures, harcèlements, mépris, « outing » forcés (4), inégalités de traitement ou d’avancement de carrière (…) niveau de protection des salarié·e·s toujours insuffisant... ». Elle a également souligné qu’en France, « les mairies d’extrême droite réduisent ou suppriment les subventions aux associations féministes et LGBTQIA+ » et que « dans les pays où l’extrême droite est passée au pouvoir, les premières attaques ont ciblé la communauté LGBTQIA+ (à commencer par les personnes trans) et les femmes. »
La Marche a pris fin par un discours vibrant de Théoa, 23 ans, elle aussi étudiante aux Beaux-Arts de Bourges, militante pour le Nouveau Front Populaire. Elle a tenu à s’exprimer surtout en son nom propre et en tant que « meuf trans, de gauche ». « Depuis les résultats des européennes, sont renvoyées dos à dos une supposée extrême gauche et extrême droite, mais ne nous trompons pas : nous savons pertinemment où sont les réels dangers pour la garantie de nos existences. »
Il y a quelques jours, Emmanuel Macron déclarait que le fait de pouvoir changer de sexe en mairie serait « ubuesque ». Le Président de la République ignore-t-il vraiment que cette disposition est déjà en vigueur ? Ou veut-il (encore) caresser dans le sens de la haine ses électeur·ice·s désormais acquis·e·s au Rassemblement National ?
« C’est bien les blocs bourgeois et fascistes qui sont à la racine du problème. C’est bien Macron qui ouvre la porte à l’extrême droite sans se soucier une seule seconde à quel point nos vies seraient mises en péril », a affirmé Théoa. Elle a aussi appelé aussi à se méfier de l’effet médiatique qui met en lumière certaines personnalités LGBT (Gabriel Attal, Nicki Doll) pour faire croire à une meilleure acceptation de l’ensemble de la société : « Il ne faut pas laisser une supposée queerness esthétique s’emparer de nos luttes. »
Toutes les prises de paroles se sont terminées par la même conclusion : aller voter les 30 juin et 7 juillet pour faire barrage à l’extrême droite. Et les 500 manifestant·e·s, en majorité des jeunes, de scander en chœur : « Les queers emmerdent le Front National ! », référence au refrain de Bérurier Noir dans les années 1980 (5).
Convaincre les jeunes d’aller voter
Si certains jeunes semblent donc s’investir activement dans la campagne, que fera la majorité d’entre elleux le jour du premier tour ? Les jeunes sont celleux qui s’abstiennent le plus : 60 % des 18-24 ans, 65 % des 25-34 ans lors du dernier scrutin selon une enquête Ipsos du 9 juin 2024 (6). Arriver à les mobiliser est donc un enjeu fondamental pour tous les partis.
Saisir la teneur des programmes en deux semaines est un véritable défi pour tous·tes les citoyen·ne·s mais la création de trois blocs clairs (Extrême droite, Nouveau Front Populaire, Divers Droite) peut clarifier la donne. La polarisation est très forte dans les classes d’âge les plus jeunes, « avec d'un côté un vote plutôt social et écologiste et de l'autre un vote plutôt national et identitaire » comme l’a expliqué sur France 24 (7) le sociologue Laurent Lardeux, chargé de recherche à l'Institut National de la Jeunesse et de l’Education Populaire (INJEP).
Le vote des jeunes a bien changé depuis 2002. « Il est fondamental de comprendre que pour cette génération, le Rassemblement National n'est pas le Front National, a affirmé sur France 24 Valérie Igounet, spécialiste de l'extrême droite et directrice adjointe de Conspiracy Watch. Le parti est désormais dédiabolisé et normalisé et parvient à parler de ses préoccupations comme l'immigration et le pouvoir d'achat. C'est un vote d'adhésion. »
Sur la 3e circonscription de Bourges, l’équipe d’Emma Moreira va rester mobilisée toute la semaine. Une vraie course de fond pour convaincre tous·tes les électeur·ice·s, jeunes et moins jeunes, d’aller voter. Mais de ne pas laisser la place à un gouvernement d’extrême droite.
Nous sommes donc nombreux·se·s à nous apprêter à voter une nouvelle fois « contre », à « faire barrage ».
Me reviennent les mots de Thomas, membre du Centre LGBTQIA+ présent à la Marche des Fiertés : « Le droit de vote, c’est pas un mariage. C’est un bus qui nous approche le plus possible de notre but. Après, on pourra toujours changer de mode de transport. Mais on ne pourra jamais être entendu·e·s dans le bruit des bottes. »
Texte : Fanny Lancelin
Photos : Fanny Lancelin et AC
Notes
- (1) https://www.ipsos.com/fr-fr/barometre-politique-ipsos-la-tribune-dimanche
- (2) Lesbiennes, Gays, Bisexuel·le·s, Transexuel·le·s, Queers, Intersexes, Asexuel·le·s, et tous·tes les autres (pansexuel·le·s, questioning c’est-à-dire qui se questionnent, allié·e·s de la communauté)…
- (3) Ces syndicats font partie de l’intersyndicale qui s’est consituée contre l’extrême droite au lendemain de l’annonce de la dissolution de l’Assemblée Nationale.
- (4) Un « outing » est le fait de révéler l’homosexualité, la bisexualité, la transidentité, l’intersexuation, la pansexualité ou l’asexualité d’une personne sans son consentement.
- (5) Lire aussi la rubrique (Ré)créations.
- (6) https://www.ipsos.com/fr-fr/europeennes-2024/sociologie-des-electorats-2024
- (7) https://www.france24.com/fr/france/20240618-l%C3%A9gislatives-anticip%C3%A9es-le-vote-des-jeunes-convoit%C3%A9-en-vue-du-premier