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« Torture blanche », Philippe Squarzoni

15 janvier - 15 février 2024
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C’est sous un angle peu courant que cette bande dessinée nous invite à considérer le conflit israélo-palestinien : celui de l’économie. Il y a vingt ans, Philippe Squarzoni a participé à l’une des campagnes civiles internationales de protection au peuple palestinien aux côtés de militant·e·s d’Attac. L’ouvrage qui en découle est passionnant et férocement d’actualité.

En décembre 2002, pendant la deuxième Intifada (1), la 41e mission des campagnes civiles internationales de protection au peuple palestinien débute à Shu’Fat (Jérusalem Est), se poursuit à Bethléem, Hébron, Tel Aviv, Ramallah, le long du mur de séparation à Jayyush… L’objectif de ces missions : limiter, par la présence d’observateur·ice·s internationaux/les, les souffrances infligées aux Palestinien·ne·s. La 41e mission est française et composée essentiellement de membres d’Attac (2).

Sur le terrain, iels constatent les violences physiques et psychologiques que l’armée israélienne inflige aux Palestinien·ne·s : couvre-feu, arrestations, passages à tabac, répression des manifestations, interdiction de circuler librement, confiscation des terres, destruction des maisons… S’ils sont émouvants – sans jamais, toutefois, verser dans le pathos – leurs témoignages sont aussi très éclairants sur la manière dont l’Etat d’Israël asphyxie économiquement, très méthodiquement, le peuple palestinien.

La construction des colonies en est le symbole le plus visible. « La première chose qui frappe ici, c’est la violence géographique, écrit Philippe Squarzoni dans les premières cases chargées de chantiers, de grues, de bâtiments en construction, de routes de contournement qui barrent le paysage. Pas cette violence des bombes et de la guerre qui passe si bien à la télé… mais une agression patiente, discrète… tout aussi stratégique… une agression au béton. » Comme le rappelle Jeff Halder, coordinateur du comité israélien contre les destructions des maisons (allié de la cause palestinienne), les colonies sont reliées les unes aux autres par un réseau de routes et de checks-points assurant leur domination spatiale sur les territoires palestiniens. Ceux-ci sont alors isolés, et deviennent des sortes de ghettos, dont les entrées et les sorties sont contrôlées par l’armée israélienne.

Prenons le cas de Hébron, « ville transformée en prison », véritable « condensé de la situation du pays ». 40.000 Palestinien·ne·s y vivent sous couvre-feu depuis que 400 colons fanatiques se sont installé·e·s dans le centre-ville. Harcelant les commerçant·e·s, saccageant ou incendiant leurs échoppes, volant leurs marchandises, iels sont parvenu·e·s à faire fermer toutes les boutiques. La ville est désormais coupée en deux. Les soldats y jouent au jeu des quatre petits papiers : les Palestinien·ne·s qui ont le malheur de s’aventurer dans la rue doivent tirer au sort quel membre leur sera cassé ou s’iels devront rentrer chez elleux nu·e·s…

Autre exemple, avec les paysan·ne·s devenu·e·s sans terre le long du mur dit de sécurité : sa construction a confisqué 16 % du territoire de Cisjordanie. Plus de 3.000 familles ont perdu leur moyen de subsistance, c’est-à-dire les terres qu’elles cultivaient, ainsi que les puits. A Jayyush, où s’est rendue la mission d’Attac, 23 puits, 2.000 serres qui produisaient 15.000 tonnes de légumes, agrumes et olives par an sont ainsi devenus israéliens. Des jeunes forcés d’arrêter leurs études à cause des blocages des routes étaient revenu·e·s au village pour reprendre les fermes. Les voilà paysans sans terre. « Ces gens vont d’impasse en impasse », se désole un membre de la mission, rappelant au passage que dans « attentat-suicide, il y a suicide »

Si la plupart des Palestinien·ne·s vivent sous le seuil de pauvreté et doivent toucher l’aide humanitaire pour survivre, les Israélien·ne·s subissent aussi les choix politiques de leurs dirigeant·e·s, même si les conséquences sont bien moindres : « Israël illustre jusqu’à la caricature cette mécanique infernale de la mondialisation néolibérale », explique un membre d’Attac. En 1995, des accords ont été signés avec l’Union européenne. Entrés en vigueur en 2000, ils concernent des marchés tels que l’énergie, les télécommunications, les produits agricoles… Au plus fort de la coopération, Israël réalisait près de 50 % de ses importations en Europe. Une dépendance qui a un prix… à cause de la crise bancaire mondiale, les écarts entre les pauvres et les riches se sont accentués constituant « un accroc sérieux à la promesse du sionisme, selon laquelle il y aurait une maison et un emploi pour tout juif désireux de s’installer en Israël ». L’accélération de la confiscation des terres et de l’installation des colonies découle notamment du besoin, pour les élites d’Israël, de maintenir cette ligne idéologique fondamentale.

Philippe Squarzoni a bouclé sa bande dessinée en 2004, en se demandant si elle serait encore d’actualité, deux ans après la mission. Gaza venait de s’embraser dans un nouveau soulèvement. Ariel Sharon et Georges W. Bush se serraient les mains en souriant… Oui, il fallait qu’elle soit publiée ! Vingt ans plus tard, sa conclusion reste malheureusement d’actualité : « A la communauté internationale de changer et d’agir pour que le terrorisme, cette « arme des faibles », n’apparaisse plus comme la seule possible. Pour sauver le peuple palestinien de la violence et pour préserver Israël du pire scénario possible qui pourrait être le sien devant l’Histoire : avoir détruit la Palestine et son peuple. »

La bande dessinée « Torture blanche » a été publiée aux éditions Les Requins Marteaux en 2004.

Philippe Squarzoni est aussi l’auteur de « Garduno, en temps de paix » (2002, Les Requins Marteaux) et « Zapata, en temps de guerre » (2003, Les Requins Marteaux) dont vous pouvez retrouver la chronique dans le numéro 43 de (Re)bonds, daté de janvier-février 2021 : http://archives.rebonds.net/43yabasta/137-recreations/666-gardunoentempsdepaixetzapataentempsdeguerre.html

F.L.

Notes

  • (1) Intifada, soulèvement en français. Premier soulèvement du peuple palestinien contre l’occupation israélienne entre 1987 et 1993, puis deuxième Intifada entre 2000 et 2005.
  • (2) Fondée en 1998, Attac (Association pour la Taxation des Transactions financières et pour l’Action Citoyenne) milite pour la justice fiscale, sociale et écologique, et conteste le pouvoir pris par la finance sur les peuples et la nature.