Collectif Traces : pour une approche sensible et créative de la lutte
C’est le premier chapiteau à avoir été déplié sur le Village de l’Eau, le premier que les Villageois.es découvraient en entrant sur le site. Une petite envergure, une toile bicolore, des poteaux de bois et, accrochées entre les cordages flottant au vent, quelques lettres pour le nommer : Traces. A l’intérieur : un espace de travail pour l’équipe de La Gazouille (la gazette écrite et sonore du Village) ; des objets issus de luttes exposés un peu partout ; une grande table chargée de peintures, de tissus, de magazines, de supports de masques, de colles et de crayons pour laisser libre cours aux expressions de toutes formes. Au dehors, les traces s’étalaient en fresques, drapeaux, cartes, expositions photographiques…
Créé en 2023 à l’occasion du Convoi de l’eau, le collectif Traces est constitué de militant.es aux profils très variés, venu.es de différentes régions et réuni.es par le désir de collecter, de produire et de faire vivre les traces de la lutte via une posture sensible. Ici, pas de communication stratégique c'est-à-dire avec un objectif purement lié à l'efficacité. Traces interroge avant tout les raisons intimes qui poussent à s’engager et qui, une fois rassemblées, font collectif et deviennent ainsi politiques. Les émotions vécues lors des luttes sont peu racontées et pourtant, elles sont signifiantes : elles disent beaucoup des militant.es qui les portent, de ce qu'iels sont, des raisons pour lesquelles iels se battent, des empreintes qu'iels laissent sur le monde.
La démarche de Traces ne se cantonne pas non plus à un travail d’archivage mais révèle et met en scène les récits et objets pour qu’ils restent vivants.
L’importance des témoignages sensibles
Club de Bridge (1) est le/la premier.e à avoir concrètement expérimenté cette approche. L’année dernière, en amont du Convoi de l’eau, l’organisation (2) le contacte pour qu’iel réfléchisse à la manière de « faire trace » de cette aventure extraordinaire. L’artiste imagine une carte sensible des territoires qui seront traversés à vélo durant une semaine, du Poitou jusqu’à Orléans, pour réclamer un moratoire contre les bassines.
Le principe de la carte, devenue fresque, est collaboratif, avec la participation de tous.tes les cyclistes qui le désirent. « J’ai peint le fond, de manière un peu transformée, en faisant toutefois croiser routes et rivières aux bons endroits : c’était l’essentiel, explique Club de Bridge. Chaque soir, sur les étapes, je déroulais la carte. J’invitais les personnes à identifier quels sentiments, quelles émotions elles avaient ressentis dans la journée et à les relier au territoire. » Tracés au stylo noir (toujours le même, pour une unité graphique et une égalité de considération entre les témoignages), les anecdotes, histoires, coups de cœur et coups de gueule s’étalent sur plusieurs mètres de toile.
Un bel objet exposé lors de la biennale d’art contemporain de Melle, la commune qui a accueilli le Village de l’Eau, avant de prendre place devant le chapiteau Traces.
« La carte a provoqué quelque chose, assure Club de Bridge. Elle a démontré l’importance d’avoir des témoignages plus sensibles dans la lutte, et que tout le monde a le droit de s’exprimer. » Dès lors, plus question de faire sans : Traces participe au début de l’organisation du Village de l’Eau, l’équipe s’étoffe et les idées fusent !
Un espace plein d’effervescence
Abvsha (1) est de celleux qui ont rejoint l’aventure. « Le mot traces évoquait plein de choses en moi : une trace dans la nature, ça peut être l’empreinte d’un animal. Il y a le moment présent où tu la vois, le moment où l’animal est passé et ce qui va arriver ensuite, si tu décides de le suivre par exemple… Ça fait aussi écho au livre « Comment pensent les forêts » (3) qui évoque ces croisements de temporalités et de signes entre les êtres. »
Dans sa pratique, Abvsha mêle dessins, écritures, photographies, collages. Durant le Village de l’Eau, avec une camarade, iel a participé à l’accueil des Villageois.es sous le chapiteau Traces et organisé l’espace d’expressions libres pour qu’iels puissent se sentir à l’aise de créer en toute autonomie.
« Souvent, nous sommes sur des sujets sérieux, lourds. La programmation proposée sur le Village était assez dense. L’espace Traces était à la fois plein d’effervescence et permettait aussi des temps de pause. »
Des dessins et textes très personnels, des banderoles pour les manif’actions des vendredi et samedi, des drapeaux en plusieurs langues rappelant la dimension internationale de l’événement, des collages ou encore des décors de scène… En seulement quelques jours, une quantité impressionnante de « traces » ont ainsi été créées. « Un atelier de masques a aussi eu lieu entre notre chapiteau et la tente éco-féministe à côté, précise Abvsha. Ils sont tous très différents et très beaux. » D’inspiration souvent animale, certains ont pu servir aux portes-paroles ou aux manifestant.es.
Une gazette pour parler des activités de subsistance
Parmi ces nombreux objets surgis sur le Village de l’Eau, La Gazouille a particulièrement plu : une gazette écrite et sonore quotidienne, réalisée par l'équipe de Traces à géométrie variable selon les jours et les sujets, composée de rédacteur.ices, dessinateur.ices et podcasteur.ses. « Au Convoi de l’eau, il y avait déjà eu une gazette », rappelle Anne-Morwenn, membre de Bassines Non Merci et de la Régie générale du Village. Elle avait été distribuée lors de la manifestation à Paris qui avait clos l’événement. « Cette fois, on avait aussi envie d’avoir nos propres médias pour produire nos propres récits. »
Cette idée a croisé celle de Club de Bridge qui avait présenté au groupe Traces « La Gazette du Ruisseau », un fanzine du collectif les Gammares à Marseille (4) « très artistique et très poétique », ainsi que ses propres créations. « Ce sont des formats très efficaces, très concrets, que tout le monde peut prendre en mains », explique-t-iel.
Pour guider la réalisation de la gazette du Village, des verbes de subsistance ont été choisis, chaque jour déclinés en articles et podcasts : se loger, se nourrir, se lier, se déplacer, se défendre et lutter, se vêtir. « C’est une manière de revenir à ce qui est primordial pour nous et qui résonne avec la lutte contre les bassines, qui parle de boire et de se nourrir, souligne Club de Bridge. Ça crée aussi des dénominateurs communs entre tous les corps d’activités de l’organisation et tous.tes les Villageois.es. » Car l’objectif de la gazette n’était pas seulement de raconter ce qui se passait durant l’événement, mais bien de montrer comment un tel site se monte, selon quelles organisations, avec quelles forces, quels engagements, quelles difficultés aussi.
Pourquoi n’est-ce jamais révélé ? Depuis la Régie générale, Anne-Morwenn écarte la question de la sécurité face à la répression, qui explique parfois une certaine réticence à parler publiquement de l’opérationnel. « Non, en fait, c’est plutôt révélateur d’un monde qui ne met pas en valeur le « manuel », l’intelligence pratique. Malheureusement, on reproduit ce qui se passe dans la société… Pourtant, ce n’est pas uniquement la com’ ou la stratégie qui fait un événement ! » En leur sein, Bassines Non Merci et les Soulèvements de la terre doivent veiller à ne pas reproduire les discriminations de classes avec d’un côté celleux qui pensent et de l’autre, celleux qui font. « Ce sont des schémas de pensée et d’organisation qui sont sans cesse à déconstruire », soutient Anne-Morwenn.
Des témoignages écrits, dessinés et sonores
Elle avance une autre explication : « parler de la manière de monter les toilettes, tu vois bien, c’est pas très sexy... » Dans l’édition intitulée « Se loger » consacrée au montage du Village, l’équipe de La Gazouille s’est justement attachée à balayer tous les aspects pratiques qui ont permis l’accueil de milliers de personnes sur le site. Y compris les moins « sexy »...
Extraits :
« Depuis plusieurs mois déjà, s’activent de nombreux.ses bénévoles pour penser cette cohabitation. Les naturalistes travaillent avec les plombier.res, les agriculteur.ices, les électricien.nes, les cartographes… Des mètres de plomberie sillonnent les parcelles pour récupérer les eaux usées et les urines, et éviter de souiller la zone humide qui nous accueille (…). »
« Il y a des histoires d’amour qui s’écrivent aux toilettes. Parce que c’est un acte d’amour de s’occuper des besoins physiologiques des Villageois.es (…). Avec leurs chef.fes de cabinets, ce sont 250 bénévoles sur la durée du Village qui vont s’activer pour récolter les caisses de caca, les rassembler dans des bennes (grâce à l’innovation 2024 : le monte-caca !) et les déposer chez un paysan voisin où les bactéries aérobies vont les composter pendant deux ans. Et après, direction les champs pour nourrir ce qui va nous nourrir ! »
Au total, environ 200 bénévoles ont participé au montage et au démontage du site, et des dizaines d’autres ont permis, tout au long de la semaine, l’animation d’espaces tels que le magasin général où était stocké tout le matériel, les parkings, l’accueil, le camping, le dispositif de prévention contre les violences sexistes et sexuelles, la bambinerie, le pôle soin, les cantines... L’équipe Traces est allée chaque jour à leur rencontre pour collecter leurs témoignages et les retranscrire en écrits, en dessins et en sons. Ici, c’est la propriétaire d’un chapiteau qui s’exprime ; là, des enfants ; plus loin des boulanger.es et des membres des Greniers des Soulèvements de la terre qui ont livré les cantines ; un jour, une habitante de Melle qui fait le lien avec la commune pour trouver des hébergements ; le lendemain des personnes investies dans un rituel d’accueil des convois arrivés de partout en France et d’Europe…
« On s’assume en tant qu’indispensable ! »
Imprimée chaque jour localement à quelques centaines d’exemplaires, La Gazouille écrite a pris la forme d’un objet à plier et à déplier, avec une illustration-poster en son verso (voir les versions en PDF à la rubrique (Re)découvrir). Club de Bridge collectait les contributions et assurait la mise en page : « Je voulais approfondir mes connaissances dans ce domaine. C’est dans la pratique qu’on apprend le plus ! »
Abvsha a participé en écrivant un des édito (Se déplacer) et en réalisant une illustration-poster (Se lier) : « C’était cool parce que c’était de véritables cartes blanches. Les personnes qui ont participé étaient très différentes et pourtant, quand tu places les gazettes les unes à côté des autres, il y a une véritable harmonie entre elles. »
Pour la Gazouille sonore, chacun.e a enregistré du son pour donner à entendre l’ambiance du Village : les maillets tapant les pinces des chapiteaux, l’interchorales entonnant un nouveau chant, la techno de la Tauto-wash (vaisselle auto-gérée en musique), les multiples langues parlées sur le site (« comment vous dites « De l’eau jaillit » le feu dans votre langue ? »), le bruit d’une machine à coudre préparant des fanions… Les participant.es aux convois convergeant vers le Village ont aussi envoyé des capsules sonores pour raconter leur périple, notamment les difficultés rencontrées avec les forces de l’ordre.
D’une durée de 20 minutes environ par jour, La Gazouille audio était diffusée sur la méga-radio, collectif de radios associatives émettant ensemble durant le Village. Depuis, elle poursuit sa vie sur des plateformes et des sites comme celui de Reprises de savoirs (5) et de (Re)bonds (voir la rubrique (Re)visiter et la rubrique podcasts).
Comment envisager la suite de Traces ? Le collectif se réunira afin d’imaginer de prochaines interventions. Mais le dernier jour du Village,sur la grande scène devant le public, Club de Bridge a d’ores et déjà assuré qu’à chaque événement de Bassines Non Merci, Traces serait désormais là. « On s’assume en tant qu’indispensable ! »
« Je souhaite cultiver notre démarche protéiforme, précise-t-iel. Et faire que Traces repope partout où on ne l’attendra pas ! »
Texte : Fanny Lancelin (6)
Illustrations et extraits de La Gazouille écrite : collectif Traces
Notes
- (1) Nom d’artiste.
- (2) Bassines Non Merci, les Soulèvements de la terre, la Confédération paysanne.
- (3) « Comment pensent les forêts », Eduardo Kohn, 2017, Zones sensibles éditions : http://www.zones-sensibles.org/eduardo-kohn-comment-pensent-les-forets/
- (4) https://bureaudesguides-gr2013.fr/la-gazette-du-ruisseau/
- (5) Reprises de savoirs : https://www.reprisesdesavoirs.org/
- (6) Editrice de (Re)bonds par ailleurs membre du collectif Traces
Plus
Extraits de La Gazouille – éditions à retrouver en intégralité à la rubrique (Re)découvrir et sur le site de Reprises de savoirs : https://www.reprisesdesavoirs.org/
- Lundi 15 juillet - Se loger – Montage du Village
Sujets qui grattent
(…) Depuis des semaines, des chantiers s’organisent, profitant de l’énergie du Village, pour offrir de nouveaux gîtes aux espèces qui vivent ici : des mares sont creusées pour accueillir les salamandres, la terre extraite a permis de construire des refuges à chauve-souris. La ferme aussi bénéficie de cette énergie : deux chantiers ont permis de rénover le fournil du XIXe siècle et doter le lieu de ce nouvel outil.
Nous serons de passage. Mais comment faire que ce lieu qui nous accueille puisse sortir grandi de notre venue ?
- Mardi 16 juillet – Se nourrir – Pas de révolution sans rien dans le bidon
Paroles de drôles.ses
Gratin de pâtes pour l’une, fondant au chocolat pour l’autre… Chez elles, Nina, 15 ans et Noémie, 11 ans, aiment cuisiner « un peu » et « expérimenter des trucs » (…). Le principe des cantines leur plaît : « On est quasiment végétariennes. Donc, c’est très bien que ce soit vegan. Et puis, c’est carrément trop bon ! On est trop contentes de manger là ! » Elles se disent prêter à aider à la cantine.
Elle savent que nourrir peut avoir plusieurs sens. Participer au Village de l’Eau leur apprend beaucoup : « C’est rare de vivre dans un lieu à ce point autogéré, explique Nina. On apprend à vivre dans une organisation différente de d’habitude. » (…)
- Mercredi 17 juillet – Se lier
Bruissements du Village
Faire lien, Camille connaît (…). Pour les manif’actions et le Village de l’Eau, elle s’occupe de mettre en relation des personnes – de délégations internationales ou qui ne peuvent pas camper ou ont des besoins spécifiques – et des habitant.es qui proposent de les loger chez elleux. Au début, elle a « vraiment galéré à trouver assez d’hébergements » mais elle a activé son réseau, distribué des tracts, envoyé des mails, passé des coups de fils. Les hôtes ensuite lui « courraient derrière pour [lui] dire « merci ! On a fait des rencontres géniales. On a appris trop de choses. On encourage tout le monde à faire la même chose s’il y a besoin pour une prochaine fois ». » (…)
- Jeudi 18 juillet – Se déplacer – Se déplacer stimule, vibrationne, permet
Quelle accessibilité pour nos luttes ?
Comment prendre soin de chaque corps et de chaque possibilité, donner sa place à chacun.e ?
L’une des réponses, c’est le pôle handi-dévalidisme, porté par deux bénévoles qui se partagent l’astreinte pour répondre aux demandes par mail et par téléphone. Parmi les solutions mises en place, il y a un parking PMR et un camping balisé avec des branchements spécifiques. Le parking PMR étant loin, une navette est prévue à partir du parking bénévole qui est plus proche.
Et grâce au soleil anti-gadoue, tout le site est praticable en fauteuil électrique !
Ce qui serait encore mieux ? Avoir davantage de bénévoles sur ce pôle.
- Vendredi 19 juillet – Se défendre et lutter
A propos d’amour
Cette semaine, des dizaines de formations ont lieu sur le Village pour apprendre à agir ensemble et se défendre. Parmi elles, celle des déplacements collectifs s’appuie sur une organisation en groupes affinitaires. Quatre à huit personnes se retrouvent autour de règles communes pour fonctionner avec une base de confiance.
Figurez-vous que les principes qu’on souhaite trouver dans nos relations d’amour y sont revendiqués et travaillés ! Se mettre en sécurité (individuelle et collective), développer des outils de communication claire, s’engager avec son consentement éclairé, etc. (…)
Samedi 20 juillet – pas de gazette pour cause de manif’actions (lire la rubrique (Re)vue)
- Dimanche 21 juillet – Se vêtir
Se vêtir en clown activiste
(…) Les modalités de déplacement et d’organisation de ce groupe loufoque parodient les militaires et les policier.es. Tourner en dérision ces corps permet de ridiculiser leurs missions et affaiblir leur pouvoir. D’ailleurs, même si la police arrache le nez d’un clown – ce qui peut arriver ! – une pointe rouge de peinture préserve le symbole et le pouvoir qui va avec. Dans cette armée fantasque, les chef.fes changent régulièrement. Ce rôle est marqué par un comportement et un placement dans l’espace particulier. Mais il ne faut pas oublier : le symbole premier, c’est le nez rouge. C’est avec cette arme de diversion massive que la stratégie peut se déployer. Semer le trouble, instaurer la confusion, faire diversion. (...)