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Compagnie Piloucha : l’art noble d’un théâtre toujours populaire

15 septembre - 15 octobre 2024
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Sur les tréteaux de leur roulotte ou sur la scène d’une salle de spectacle, les comédien.nes de la Compagnie Piloucha défendent une même vision du théâtre : populaire, jouable partout et pour tous.tes. S’iels reprennent les codes des contes et de la commedia dell’arte, iels les adaptent à des sujets (encore) d’actualité : la montée des tyrannies, les classes sociales, la place des femmes dans la société, le rapport des êtres humains à la nature… Installée récemment dans le Cher, la Compagnie Piloucha propose également des ateliers et forme ainsi de futur.es comédien.nes aux regards bien aiguisés sur le monde.

Pieds écartés, genoux pliés, colonne vertébrale arrondie, tête en avant, mains dans le dos, visage de corbeau… et voici qu’apparaît Pantalone. Les mouvements de sa tête précèdent toujours celui de son corps et, lorsqu’il s’exprime, il ponctue ses propos de gestes exagérés. C’est ainsi qu’en quelques secondes, sans qu’il ait enfilé aucun costume ou qu’il ait prononcé aucun mot, Pierre Serra s’est transformé en un personnage de la commedia dell’arte.
En ce jour d’août, il co-anime un stage de théâtre à Bourges avec la comédienne Laurie-Anne Macé. Après sa démonstration, une dizaine de jeunes sont invité.es à l’imiter et bientôt, c’est toute une colonie de Pantalone qui arpentent le « plateau de jeu », la cour du CATSS (1). Lorsque la posture du corps est précise et l’ordre des mouvements respecté, l’effet est immédiat, saisissant, drôle !

Les comédien.nes de la compagnie se servent souvent de masques, éléments clés de la commedia dell'arte (photos : Compagnie Piloucha).

Pierre Serra et Laurie-Anne Macé ont fondé la Compagnie Piloucha en 2018 à Montreuil. Mais il y a quelques mois, iels ont décidé de s’installer dans le Cher. A Bourges, Vierzon, Sagonne, Lunery, les Aix-d’Angillon, Sancoins… le public découvre leurs spectacles joués notamment en roulotte et peut participer à leurs ateliers, comme cet été les adolescent.es accueilli.es au CATSS.

Des compagnies de théâtre existent déjà sur le territoire. Quelles sont les particularités de la Compagnie Piloucha ? Quelles formes propose-t-elle ? Comment envisage-t-elle la place de son théâtre dans la société ?

Comment capter le public et le faire rester ?

Masque, chant polyphonique, danse, mime, escrime… c’est une formation pluridisciplinaire que Pierre Serra et Laurie-Anne Macé ont suivie à l’Académie internationale des arts du spectacle, en région parisienne. Le directeur de l’école avait lui-même étudié au Piccolo Teatro de Milan et entendait transmettre à ses élèves les principes de la commedia dell’arte : jouer dans la rue pour toucher tous les publics et dénoncer les vices de la société à travers des archétypes de personnages. En somme, proposer une forme de théâtre qui soit véritablement un art populaire.
« Tout le monde ne va pas dans les salles : une partie de la population se dit toujours que ça n’est pas pour elle, rappelle Pierre Serra. En jouant en plein air, on peut toucher tous les publics et montrer que le théâtre reste populaire. » (2) Grâce à leur roulotte qui se métamorphose en scène, la Compagnie Piloucha peut ainsi jouer partout, de la place d’un village isolé à la campagne, au bas d’immeubles en pleine zone urbaine, dans un jardin public ou une cour d’école, au bord d’un étang…

La compagnie peut jouer partout. Ici en bas des immeubles de Villiers-le-Bel à l'été 2022 (photo : Compagnie Piloucha).

Pour préparer au mieux ses comédien.nes, l’Académie internationale des arts du spectacle les a lancé.es sur les routes : plus de 50 dates par an pour apprendre « comment capter le public et le faire rester ». Exemple avec le spectacle « La Forêt Enchantée » interprétée par la Compagnie Piloucha cet été, au Jardin des Prés Fichaux à Bourges. Malgré la chaleur, une centaine de personnes – adultes, enfants et très jeunes enfants – sont restées durant une heure, captées par les effets imaginés par les trois comédien.nes (Pierre Serra, Laurie-Anne Macé et Jérémy Branger) : des voix atypiques, un rythme soutenu, des rebondissements, de la musique et des chants, de l’humour, des références à l’actualité… une recette qui a fonctionné à merveille.

Des spectacles qui résonnent avec l’actualité

S’iels s’inspirent de contes traditionnels italiens, Pierre Serra et Laurie-Anne Macé ont souhaité sortir un peu de la commedia dell’arte en écrivant leurs propres histoires. L’occasion d’aborder des thèmes plus contemporains comme la place des femmes souvent cantonnées dans les contes à des rôles de princesses attendant leurs princes. « Ce qu’on voulait transmettre, notamment aux enfants, c’est que les femmes peuvent aussi se battre et dans tous les sens du terme, souligne Laurie-Anne Macé. Nous sommes parti.es de l’univers des pirates. Les femmes n’avaient pas le droit de monter sur un bateau mais elles étaient nombreuses à le faire en se déguisant en hommes et elles savaient se battre ! C’est important de pouvoir dire aux petites filles d’aujourd’hui qu’être une femme, ce n’est pas forcément être douce, gentille… c’est aussi dire ce qu’on pense, l’affirmer, faire ce qu’on aime... »

La Forêt Enchantée interprétée à Bourges en août 2024 (photo : Fanny Lancelin).

La compagnie s’adapte aussi à l’actualité : le premier spectacle créé en 2018, « Frimousse contre vents et galères », est régulièrement augmenté de références actuelles ; « La Forêt Enchantée » offre un passage truculent sur les fausses nouvelles divulguées par le crieur et le murmureur… « Suite aux élections européennes, on a ré-écrit tout un spectacle dans lequel un tyran sort des décrets ridicules, raconte Pierre Serra. Ça fait écho à des modes de pensée qui se développent tout autour de nous et qui aggravent les exclusions, que ce soit en raison des origines ethniques ou du genre. »
Autre thème phare : l’écologie, abordée notamment dans le spectacle « Le Magicien sans âme ». « Le héros y prend conscience qu’il vaut mieux vivre en communion avec la nature plutôt que d’essayer de la combattre ou de la domestiquer. » En écriture, le prochain spectacle portera à nouveau sur cette thématique et sera « sans paroles, avec des masques, de la musique, de la danse ».

Une compagnie qui s’adresse à tous.tes

Sans doute parce qu’il est question de conte et d’histoires fabuleuses, la compagnie est souvent estampillée « jeune public ». « Mais on ne fait jamais « que » du jeune public, tient à préciser Laurie-Anne Macé. D’abord, parce que lorsqu’il y a des enfants, iels sont forcément accompagnés par des adultes, enseignant.es, parents. Encore une fois, nous faisons du théâtre pour tous.tes. On estime que les enfants sont très intelligents, qu’iels captent très bien les choses. Même s’il peut y avoir un mot inconnu dans la pièce, il y a de l’action qui leur permet de comprendre. »

A l’époque des confinements durant la crise du Covid, les membres de la compagnie ont décidé de décliner « Frimousse contre vents et galères » en roman illustré (3). Un objet-souvenir du spectacle mais aussi un outil pédagogique pour approfondir la compréhension de la pièce ou accompagner l’enfant dans la lecture.

Jouer ce qui nous touche

A partir du 2 octobre, la Compagnie Piloucha organisera des ateliers de théâtre hebdomadaires, de 6 ans aux adultes, les mercredis et jeudis (4) au Moulin de la Voiselle à Bourges. « Nous en animions déjà à Montreuil », précisent les comédien.nes. « Ça me plaît beaucoup, sourit Pierre Serra. Je viens d’une famille d’instituteurs et j’ai toujours pensé que je reprendrais des études dans l’enseignement si le théâtre ne marchait pas. Les ateliers, c’est une manière de faire réfléchir les enfants autrement, et de les valoriser aussi. J’ai beaucoup travaillé en réseau d’éducation prioritaire et durant les ateliers, une inversion des rôles s’opère : celleux qui se sentent habituellement à l’aise dans la classe ne le sont pas toujours en théâtre, mais celleux qui rencontrent habituellement des difficultés peuvent très bien s’y retrouver. »

De gauche à droite : Pierre Serra, Laurie-Anne Macé et Jérémy Branger (photo : Compagnie Piloucha).

Laurie-Anne Macé a commencé chez les maternelles et les primaires, avant de donné des cours au Théâtre d’Oz à Ozoir-la-Ferrière. « Ce que j’aime, c’est créer une troupe, la cohésion de groupe. Jouer, changer les décors... C’est un travail d’équipe ! » Elle laisse les participant.es reprendre les classiques à leur compte, comme ce « Robin des Bois » devenu « Marianne des Bois » sur proposition de jeunes elleux-mêmes, qui avaient à cœur de jouer ce qui les touche.

Des sujets sérieux, une mise en scène drôle

Au CATSS de Bourges cet été, le stage a réuni 14 jeunes âgé.es de 11 à 16 ans durant quatre jours. Iels ont travaillé la posture du corps, la voix, comment exprimer les émotions, comment écrire des histoires et les interpréter.
Pour cela, iels se sont inspiré.es des archétypes de la commedia dell’arte qui représentent chacun.e une classe sociale dont les traits sont accentués pour en dénoncer les défauts : les riches, les politiques, scientifiques et intellectuel.les, les militaires, les jeunes premièr.es, les serviteur.ices… L’occasion d’échanger sur la satyre et la caricature.

Représentation de fin de stage au CATSS de Bourges en août 2024 (Photo : Fanny Lancelin).

A la fin de la semaine, les jeunes sont monté.es sur scène devant leurs proches pour jouer quatre courtes pièces dont iels avaient choisi les sujets et écrit les dialogues : braconnage, harcèlement à l’école, pollution due à l’industrie, médecine trompeuse… Des sujets sérieux mais à la mise en scène parfois très drôle !
Lise, 11 ans, n’avait jamais pratiqué le théâtre : « Mais on m’a dit que dans la vie, je jouais bien la comédie, alors je me suis lancée ! » Mahalia, 12 ans, avait déjà tenté l’aventure l’année dernière : « Ça m’avait plu, j’avais envie de revenir. J’ai bien aimé apprendre les masques, les postures, interpréter les émotions… et aussi inventer des personnages. Ça m’a donné envie de m’inscrire aux cours la rentrée ! » Lilith, 16 ans, a « a-do-ré ». « J’ai trouvé ça tellement enrichissant ! Oui, ça donne envie d’en refaire. »

Le théâtre populaire à la manière de Piloucha a donc de beaux jours devant lui.

Texte : Fanny Lancelin
Photos : Fanny Lancelin et la Compagnie Piloucha

Notes

  • (1) CATSS : Centre d’Activités Techniques, Scientifiques et Sportives qui accueille les jeunes de 10 à 18 ans à Bourges durant les vacances d’été, d’hiver et de printemps. Renseignements : https://www.ville-bourges.fr/site/catss
  • (2) Sur ce thème, lire aussi la rubrique (Re)découvrir.
  • (3) Ecriture : Pierre Serra et Laurie-Anne Macé, illustrations : Sovanna Tan. Edité chez Nombre7Editions. Disponible en librairie et en e-book. Décliné également en livre audio, disponible sur les plateformes d’écoute telles que Book d’Oreille ou Kobo. Renseignements : www.ciepiloucha.com
  • (4) 6-8 ans : mercredi 14h-15h ; 9-12 ans : mercredi 15h-16h30 ; 13-18 ans : mercredi 16h45-18h15 ; 18 ans et + : jeudi 20h-22h30. Inscriptions : 06.08.90.19.93. et ciepiloucha@gmail.com


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La commedia dell’arte ?

« Au XVIe siècle, des troupes itinérantes de comédiens sillonnent l’Italie et jouent des pièces « all’improviso » (à l’impromptu), à partir de « soggeto », des canevas appris à l’avance, sur lesquels les acteurs s’amusent à improviser. On y trouve des personnages récurrents, facilement reconnaissables à leurs masques, leurs éléments de costume et leurs caractères. Une fois le canevas à suivre décidé, libre aux comédiens d’interpréter leurs personnages comme ils le souhaitent et d’amuser les spectateurs à grand renfort de grimaces, acrobaties et autres tirades comiques, véritables morceaux de bravoure (les « burle ») attendues avec impatience par le public. Les troupes jouent partout où elles le peuvent, dressant leur scène sur des tréteaux dans les villes et les campagnes.
Les pièces ainsi jouées, souvent comiques, ne sont pas sans rappeler les « atellanes » du théâtre latin du 4e siècle, dont elles sont probablement les lointaines héritières.
Ces « comédiens de l’art », véritables professionnels, donnent leur nom au genre : la « commedia dell’arte ». »

Source : https://essentiels.bnf.fr/fr/enseignants/2584ec4e-e1e8-449a-8258-2ec9dbe44ae1-moliere-et-commedia-del-arte