« Au Luxe Communal » : une création originale pour accéder à la Commune de Paris
Comment est-ce possible ? C’est que ce café n’a jamais été construit de pierres et de bois : il est une architecture numérique, un site Internet atypique, en 3D, conçu comme une plateforme interactive et ludique. L’objectif : explorer les projets sociaux, culturels et politiques de la Commune de Paris en 1871… et au-delà !
C’est à la fois un outil formidable, riche de milliers de références (écrits, dessins, photographies, films), et une œuvre accessible à tous·tes, gratuitement.
A l’occasion du 153e anniversaire de la Commune de Paris, et de la proclamation du luxe communal le 14 avril 1871, nous avons rencontré la conceptrice de ce site, Christiane Carlut, qui vit à Bourges.
La Commune : 72 jours de république sociale
Petit point d’histoire : la Commune de Paris est le nom donné à l’insurrection populaire qui souleva la capitale du 18 mars au 28 mai 1871. Mais c’est aussi bien plus que cela : une expérience concrète de république sociale, un véritable projet politique, dont l’esprit a survécu au massacre, à la déportation et au silence imposé à celleux qui l’avaient tentée.
En 1870, le Second Empire (Napoléon III) déclare la guerre à la Prusse mais est défait rapidement. A la suite d’une journée d’émeutes parisiennes, le 4 septembre 1870, l’Empire est renversé et la République proclamée. Un gouvernement de Défense nationale voit le jour. Les 19 et 20 septembre, débute le blocus de Paris : la capitale est encerclée par les Prussiens. Le 5 janvier, ils commencent à bombarder.
Le 28 janvier 1871, l’armistice est signée et le 8 février, on organise des élections législatives qui détermineront l’issue de la guerre. L’Assemblée nationale est en majorité monarchiste et le 17 février, elle désigne Adolphe Thiers comme chef du pouvoir exécutif. Celui-ci sera considéré comme traître puisqu’au lieu de résister à l’Empire allemand comme le souhaitait le peuple de Paris, il n’aura de cesse de s’allier aux Prussien·ne·s pour écraser les communard·e·s.
Durant toute cette période, les tensions ne cessent de croître au cœur des remparts de la ville de Paris. Une série de décisions de l’Assemblée nationale achèvent de mettre le feu aux poudres : la fin du moratoire sur les loyers et sur les effets de commerces, qui menace d’expulsion et de faillite des milliers de Parisien·ne·s ou encore, la confiscation des canons à Montmartre et Belleville, payés et détenus par les Parisien·ne·s elleux-mêmes. Mais la troupe chargée de cette besogne fraternise avec la foule en colère, les généraux sont fusillés et les autorités s’enfuient à Versailles. Le 28 mars, Gabriel Ranvier, un Vierzonnais, proclame la Commune de Paris à l’Hôtel de Ville (lire aussi les (Ré)créations).
Dix commissions sont créées qui, en 72 jours et dans un contexte de guerre permanent, prendront des mesures avant-gardistes : la séparation de l’Eglise et de l’Etat ; la mise en place de coopératives ouvrières ; l’abandon des bureaux de placement « négriers » ; la réquisition des logements vacants ; l’interdiction des amendes et retenues sur salaire dans les ateliers ; l’interdiction du travail de nuit dans les boulangeries ; l’école laïque, gratuite et obligatoire… Chaque soir, des assemblées populaires ont lieu dans tous les arrondissements, dont les délégués font remonter les idées et revendications au Comité central. Les femmes tiennent une grande place dans l’animation de certaines de ces assemblées appelées « clubs ».
Mais le 21 mai, les troupes de Versailles entrent dans Paris. C’est le début de la Semaine Sanglante : des milliers de communard·e·s, hommes, femmes et enfants, sont massacré·e·s, fusillé·e·s, arrêté·e·s, condamné·e·s à la prison, déporté·e·s vers la Nouvelle-Calédonie… La loi d’amnistie votée en 1880 permettra aux survivant·e·s d’être libéré·e·s ou de rentrer chez elleux. Mais elle sera surtout l’occasion pour le pouvoir d’effacer l’insurrection de la mémoire commune.
Coopérer pour créer
Dès 1882, les communard·e·s de retour d’exil créent une association de solidarité. Son héritière s’appelle aujourd’hui Les Amies et Amis de la Commune de Paris – 1871 (lire aussi la rubrique (Re)découvrir). Christiane Carlut est membre du comité berrichon. Diplômée de l’Ecole des Beaux-Arts de Bourges en 1983, elle est devenue professeure d’histoire de l’art et de vidéo à l’école des Arts Décoratifs de Paris et aux Beaux-Arts de Nantes. Elle a également enseigné au Japon et en Chine, et a dirigé un campus en Corée du Sud.
C’est lors d’un colloque qu’elle est piquée au vif par l’histoire de la Commune. « Une vraie république sociale », dit-elle. De lectures en recherches, elle tombe sur un personnage truculent : Napoléon Gaillard, chef des barricades sous la Commune (1), qui parvint à s’échapper en Suisse pour éviter la répression. Il ouvrit là-bas un « estaminet » où d’autres communard·e·s en exil se retrouvaient pour échanger, débattre, poursuivre leur engagement politique.
« Je suis née dans un café, mon grand-père en tenait un à Bourges, sourit Christiane Carlut. C’est pour tout ça que le site Au Luxe Communal s’ouvre par la devanture d’un café. Le rez-de-chaussée existe vraiment : c’est celui du café de Tredez-Loquemeau dans les Côtes-d’Armor, que j’aime beaucoup. »
Quant au nom… le luxe communal a été décrété par Eugène Pottier en 1871 lors de la création de la Fédération des artistes. Elle visait à rendre les peintres, sculpteurs ou encore musiciens autonomes du pouvoir, et à rendre égaux artisans et artistes. Mais le luxe communal, de quoi s’agit-il ? « Eugène Pottier ne l’a pas défini précisément, répond Christiane Carlut. C’est un oxymore : le terme « luxe » fait référence à quelque chose d’exclusif, et celui de « communal » à quelque chose d’inclusif. Pour moi, cela signifie que les ouvriers n’ayant pas accès au luxe, il leur fallait coopérer, allier leurs compétences pour accéder au Beau, à l’art. Mais ils n’ont pas vraiment eu le temps de l’expérimenter… Certains artistes contemporains s’en réclament comme le collectif Vibri Feno à Rennes, Frédéric Lordon ou encore Razmig Keucheyan. » (2)
Sa démarche reprend le principe : collaborer avec d’autres pour créer une forme artistique originale et en donner l’accès au plus grand nombre.
Transmettre l’Histoire de manière ludique
« Au départ, j’étais seule mais nous sommes désormais un noyau de cinq personnes. » L’ont rejoint : Yannick Parra-Cabrolié (Futuroscope, musée Grévin...) pour les images numériques du projet ; Nicolas Lainé-Soulier (Ubisoft) pour la production en 3D ; Olivier Montoro (Arte, Canal +) pour les animations et cinétiques ; Natalya Buryka pour la conception de scénographies et la réalisation des dessins. Elle a reçu également beaucoup de soutiens d’historien·ne·s, d’enseignant·e·s, de chercheur·se·s, d’artistes…
Christiane Carlut avait déjà réalisé des sites Internet pour accompagner de précédents projets, comme « L’invention du nord » qui interrogeait l’objet frontière (4). Le travail sur le luxe communal a débuté il y a huit ans : trois ans passés à lire et à écrire, deux ans à apprendre la 3D, trois nouvelles années pour le contenu.
Le site actuellement en ligne est un « story-board », une version qui s’enrichit progressivement de contenus et d’effets spéciaux. « Cette forme permet d’intéresser de jeunes publics à la Commune, souligne Christiane Carlut. Beaucoup sont déjà adeptes de l’Histoire publique, un genre créé il y a une dizaine d’années, qui vulgarise l’Histoire à la manière de l’éducation populaire. D’où l’envie de faire un site ludique. » En baladant sa souris d’ordinateur sur l’image, des zones rouges apparaissent, signe d’éléments actifs. Un clic sur une porte et une nouvelle salle s’ouvre ; un clic sur une photographie et un personnage se met à parler ; un clic sur un tiroir et sortent les projets inachevés de la Commune ; un clic sur un écran et un film commence à défiler… Et pour appuyer sur l’aspect « jeu vidéo », des obstructions pourront même être déclenchées. Il faudra alors ruser pour continuer à avancer !
Extrapoler pour donner vie aux projets non réalisés
« La Commune offre un champ très large, reconnaît Christiane Carlut, c’est pourquoi, j’ai souhaité me concentrer sur les projets : réalisés, non réalisés et extrapolés. Cela permet de faire le lien entre cette époque-là et la nôtre, et de donner de multiples formes à l’imaginaire de la Commune. »
Ainsi, la bibliothèque située au premier étage contient les décisions prises en 1871. Mais on trouve aussi des informations beaucoup moins attendues. Comme au musée des inventions, avec la boussole pasilalinique sympathique de Jules Allix basée sur les capacités télépathiques supposées des escargots ! Ou les chaussures en gutta-percha de Napoléon Gaillard, le motocycle à pétrole d’Augustin Avrial, le sport non basé sur la compétition de Paschal Grousset, le corselet-gorge d’Emilie Cadolles…
Parmi les projets non réalisés, citons la colonne des peuples de Gustave Courbet, la création de potagers à haut-rendement de Pierre Kropotkine ou encore l’hôtel de ville de verre d’Hector Horeau. Pour certains d’entre eux, Christiane Carlut a utilisé la magie du numérique pour leur donner vie. Et si… on avait déboulonné la dernière statue existante d’Adolphe Thiers pour la faire fondre en Nouvelle-Calédonie, et construire la colonne des peuples et de la paix dédiée à l’amitié franco-prussienne ? Et si… l’orgue prodigieux rêvé par Louise Michel et qu’elle décrit dans un de ses textes avait trouvé un facteur de génie pour le concrétiser, quel son produirait-il ? Et si… Auguste Blanqui, révolutionnaire socialiste, emprisonné le 17 mars 1871 au château du Taureau (soit un jour avant le début de la Commune), avait pu s’en échapper ?
Un niveau est d’ailleurs entièrement consacré à Blanqui. Accessible via une trappe vers des souterrains, il met en scène sept Blanqui dans sept geôles, faisant écho à l’ouvrage « L’éternité par les astres » dans lequel il développe une théorie de mondes sosies.
Un lien vers des expériences contemporaines
Au grenier, la salle des spectres rend hommage aux morts « mal ensevelis » de la Commune. Le musée de la photographie pose en miroir les points de vue de Bruno Braquehais, du côté de la Commune (3) et d’Eugène Disderi, du côté de Versailles. Elle met également en lumière l’œuvre d’Ernest Appert, photographe originaire de Châteauroux, inventeur du photomontage au profit de la propagande versaillaise.
Une trappe surprise mène les visiteur·se·s dans la salle du trône, celle du « magicien de Versailles », Adolphe Thiers.
Au troisième étage, « à très grande hauteur », la Hune, construite d’après un globe terrestre du communard Elisée Reclus pour l’Exposition universelle de 1900 sur la colline de Chaillot. Y sont abritées différentes chambres comme celle des utopies réelles : des expériences contemporaines basées sur les valeurs de la Commune et menées aujourd’hui à travers le monde. Ainsi, des liens permettront de découvrir Longo Maï à Limans dans les Alpes-de-Hautes-Provence, Mondragon au pays basque espagnol, Kernalic en Bretagne, le Rojava au Kurdistan...
Un site en perpétuelle évolution
Comment cette exploration prend-elle fin ? Par une ultime bataille entre les Astras et les Monstras. « Les Astras représentent les projets et réalisations sociales et culturelles de la Commune, qui sont à l'origine de nos plus grandes conquêtes politiques, sociales, culturelles. Ils seront figurés par des astres, en lien avec les réflexions de Blanqui. Les Monstras représentent le chaos engendré par la répression sanglante de la IIIe République sur la Commune de Paris. Ils seront figurés par les monstres issus des caricatures versaillaises. » De cet affrontement, naîtront les constellations de la Commune. Un niveau inspiré par le travail de l’historien de l’art Aby Warburg.
Déjà très riche, le site devrait rester en perpétuelle évolution. « Une idée en appelle une autre, c’est un peu sans fin ! reconnaît en souriant Christiane Carlut. A terme, j’aimerais faire participer les visiteur·se·s pour qu’iels puissent déposer des projets via notre formulaire de contact. Et ainsi, faire en sorte que d’autres que moi prennent le relais. » Pour l’instant, elle poursuit le développement du site et le fait connaître dans les lieux intéressés par le sujet comme dernièrement à l’Antidote, café militant associatif à Bourges. Elle espère que les enseignant·e·s notamment s’en empareront, afin de dévoiler les multiples aspects de cette période passionnante et si créatrice.
Texte : Fanny Lancelin
Illustration : Au Luxe Communal avec l’aimable autorisation des Editions Masquées
Le site Au Luxe Communal : https://www.luxecommunal.com/
Notes
- (1) Napoléon Gaillard : https://books.openedition.org/psorbonne/1192?lang=fr
- (2) https://www.luxecommunal.com/luxe-communal
- (3) Lire aussi les (Ré)créations.
Plus
LA CHRONOLOGIE DE LA COMMUNE
Le contexte
• 19 juillet 1870 : déclaration de guerre de la France à la Prusse.
• 2 septembre 1870 : débâcle de l'armée française. Napoléon III est fait prisonnier.
• 4 septembre 1870 : les Parisiens manifestent et proclament la République. Un gouvernement provisoire de Défense nationale est mis en place. Le lendemain, se forme le Comité central des vingt arrondissements de Paris.
• 19 septembre 1870 : les Prussiens débutent le siège de Paris. Il durera 138 jours.
• 28 janvier 1871 : Armistice.
• 8 février 1871 : élection de l'Assemblée nationale pour négocier la paix. La majorité est monarchiste.
• 17 février 1871 : l'Assemblée nationale désigne Adolphe Thiers comme « chef du pouvoir exécutif de la République française ». Les Parisiens le surnomment « le roi des capitulards ».
• 1er mars 1871 : toujours à Bordeaux, l'Assemblée nationale ratifie les conditions de paix avec la Prusse, pourtant jugées humiliantes.
• 10 mars 1871 : l'Assemblée nationale décide de siéger à Versailles et pas à Paris.
Pendant ce temps, les Parisiens créent le Comité central de la Garde nationale, dont le but est de défendre la République.
• 17 mars 1871 : le conseil des ministres présidé par Adolphe Thiers décide de faire enlever les canons de Montmartre et de Belleville, et d'arrêter ceux qui résistent.
Le début de la révolte
• 18 mars 1871 : la tentative de reprise des canons à Montmartre et Belleville échoue. L'armée refuse de tirer sur la foule.
Les autorités évacuent vers Versailles, les insurgés s'installent à l'Hôtel de Ville de Paris. Le pouvoir revient au Comité central. Sa priorité : l'organisation d'élections.
• 22 mars 1871 : le mouvement gagne des villes de Province comme Lyon, Marseille, Saint-Etienne, Toulouse, Limoges, Narbonne… Il sera cependant de courte durée et souvent sévèrement réprimé.
• 26 mars 1871 : élections à Paris. Moins de la moitié des électeurs vont aux urnes. Deux Paris existent alors : le Paris populaire (au nord et à l'est) et le Paris plus riche (les autres arrondissements). La révolution communale, dès le départ, ne fait pas l'unanimité.
Naissance et vie de la Commune
• 28 mars 1871 : proclamation de la Commune. Le Comité central remet le pouvoir aux élus. Ils sont ouvriers, employés, instituteurs, patrons, journalistes, avocats, médecins, artistes…
• 29 mars 1871 : création de dix commissions comparables à des ministères.
• 11 avril 1871 : début des opérations menées par l'armée de Versailles pour reprendre Paris.
De leur côté, les insurgés créent l'Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés.
Les décisions importantes
• 2 avril 1871 : séparation de l’Eglise et de l’Etat. Le salaire des institutrices devient l'égal de leurs collègues masculins.
L'enseignement est très important pour la Commune. On parle d'« enseignement intégral », c'est-à-dire comprenant la culture générale et l'enseignement professionnel. La laïcisation de l'enseignement est décrétée le 19 mai 1871.
• 14 avril 1871 : 400 artistes se réunissent autour de Gustave Courbet pour fonder la Fédération des artistes parisiens. Eugène Pottier décrète le luxe communal.
• 16 avril 1871 : décret sur la réquisition des ateliers abandonnés. La création des associations et des coopérations est encouragée.
La Semaine sanglante
• 21 mai 1871 : les troupes de Versailles entrent dans Paris par la porte de Saint-Cloud.
• 25-28 mai 1871 : les insurgés résistent, notamment sur le canal Saint-Martin et le boulevard Richard-Renoir. Les combats se déroulent au canon et au corps-à-corps. Le 28 mai, Belleville est le dernier quartier à tomber.
Les versions varient mais on estime à environ 20.000 le nombre de victimes dans les rangs des Communards. Des cours de justice sommaires, puis des « abattoirs » où on fusillait à la chaîne, parfois à la mitrailleuse.
Officiellement, le nombre d'arrestations est de 43.522. Parmi lesquels, 651 enfants dont un quart n'avait pas 15 ans.
Du côté versaillais, le bilan officiel compte 877 tués, 183 disparus et 6.454 blessés.
Et après ?
• Juin 1871 : des conseils de guerre sont mis en place. On juge et on condamne encore en 1877… Les peines sont variées : prison, déportation, travaux forcés…
• 11 juillet 1880 : l'amnistie totale suit une série de grâces. Elle permet la libération de 541 hommes, 9 femmes dont la célèbre Louise Michel, déportée durant sept ans en Nouvelle-Calédonie.
En 1876, les élections ont donné la majorité aux Républicains à l'Assemblée nationale. A leur retour, certain·e·s Communard·e·s poursuivent leur combat en politique. Iels prennent différents chemins : socialisme, communisme, boulangisme…
• 23 mai 1880 : première commémoration au mur des Fédérés, au cimetière du Père Lachaise à Paris.
Sources : « Paris insurgé, la Commune de 1871 », Jacques Rougerie (aux éditions Gallimard) ; « La Commune de 1871 - l'événement, les hommes et la mémoire, Claude Latta » (publication de l'Université de Saint-Etienne citée sur le site de l'association des Amies et amis de la Commune de Paris : http://www.commune1871.org) ; « Histoire de la Commune de 1871 », Prosper-Olivier Lissagaray (éditions La Découverte).