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« Alimenter ce qui nous tient à cœur »

Partout en France, plus ou moins formellement, des cuisines et des cantines autogérées fleurissent. Elles sont parfois éphémères, quelques fois mobiles puis sédentaires, ou s'ancrent durablement sur un territoire. Elles naissent d'un besoin d'alimenter… des ventres, mais surtout des liens, des luttes, des expériences…

Dans l'histoire des mouvements populaires en France, les Marmites d'Eugène Varlin ont marqué les esprits. Sous le blocus de Paris par les Prussiens en 1870 puis sous la Commune l'année suivante, elles assurèrent la distribution alimentaire auprès des organisations ouvrières et sur les barricades (lire aussi la rubrique (Re)découvrir).
Elles ont ainsi préfiguré ce que sont aujourd'hui les cuisines et cantines populaires autogérées : des outils d'organisation collective et de soutien à ceux et celles qui luttent, mais aussi une manière de se réapproprier la rue, et de créer un espace d'affirmation et de positionnement politique.
La plupart refusent d'être vues comme des collectifs caritatifs ou humanitaires : elles s'adressent à tou·tes, sans conditions.

Placer sa résistance dans les champs, les marmites et les assiettes

Mais qu'est-ce qui fait naître une cuisine ou une cantine autogérée ? Qu'est-ce qui motive un petit groupe de personnes à récupérer des denrées sur un marché, faire les poubelles ou acheter des légumes, pour préparer un repas et le distribuer à qui veut ? Et tout ceci, bénévolement ?
Cuisiner, c'est donner du temps aux autres : à ceux·lles qui ne savent pas, ne peuvent pas, n'en ont pas les moyens. C'est un partage entre celui ou celle qui offre et celui ou celle qui reçoit. Dans les luttes, c'est nourrir ceux·lles qui passent du temps à organiser et animer les occupations, les grèves, les manifestations. C'est placer sa résistance dans les champs, les marmites et les assiettes, dans une tranche de pain ou un curry de légumes.

Installés dans la région nantaise, les Lombrics Utopiques (1) possèdent une cantine mobile qui peut ravitailler entre 200 à 400 personnes lors de blocages ou de manifestations.

Créée par des zadistes et des paysan·nes de Notre-Dame-des-Landes, la Cagette des Terres distribue et anime des repas notamment sur des piquets de grève, lors d'actions étudiantes et ouvrières, des manifestations devant les tribunaux, des assemblées de Gilets jaunes, pour soutenir l'occupation de logements pour des migrant·es ou protester contre la réintoxication du monde… (2)

A Rennes, une cantine autogérée faisait battre le cœur de la Maison de la Grève. En 2011, un premier bâtiment était squatté pour l'installer : « Les cantines de grève étaient quasiment quotidiennes, parfois le midi et le soir, et brassaient alors beaucoup de monde, des jeunes et des vieux, des cheminots, des postiers, etc. », racontent quelques-un·es de ses membres dans l'ouvrage « Cantines » (3). En 2012, après l'expulsion, un second bâtiment est trouvé : « La cantine s'est constituée dès le début comme le squelette de la Maison de la Grève, imposant un rythme, la distribution des espaces ou la priorité dans les travaux (…). De manière globale, les cantines sont restées notre principal mode d'organisation, quotidiennement comme dans la durée. On cale nos réunions après les repas, on s'y rancarde pour discuter autour d'un café ou pour diverses activités. C'est aussi un moment pour inviter des gens intéressés par ce qui se passe autour de la Maison de la Grève, des amis, de la famille, des personnes qu'on croise par hasard dans la rue, lors d'une fête ou d'une manif. C'est aussi qu'on aime manger ensemble, à nombreux, et sortir de nos débrouilles personnelles. »

Produire des légumes pour fournir les cantines

Pour fournir ces cantines, plusieurs possibilités : le glanage sur les marchés, des arrangements avec des producteurs ou l'autoproduction.

C'est ainsi que Mika, sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, produit des légumes pour les luttes. « Ça a commencé parce qu'on avait envie de le faire et surtout, la possibilité. La possibilité incroyable d'avoir des terres, avec une installation prise en charge, du soutien… Dans un cadre normal, c'est compliqué. Mais là, sur la ZAD, c'est devenu possible de cultiver des légumes, ou autre chose, sans installation officielle, sans payer des charges. Et pour nous, c'était normal, comme on était dans un cadre de lutte, et dans un cadre où on était soutenus, de soutenir à notre tour et fournir des cantines qui sont dans la lutte. » (3) Il s'agit alors d' « alimenter ce qui nous tient à cœur ». Un hectare de légumes et quinze hectares de céréales y sont consacrés à l'époque de l'écriture du livre.

Aux Lentillères, le quartier autogéré de Dijon, un terrain est occupé dans le but de produire collectivement des légumes et de nourrir différents projets. Plusieurs objectifs sont affichés : s'auto-alimenter ; nourrir un cercle d'ami·es large qui sont dans les luttes ; ouvrir les portes aux habitant·es du quartier notamment lors d'un marché à prix libre.

Des liens avec des producteur·ices locaux·les sont aussi noués. Les équipes doivent saisir le cycle des saisons (anticiper à l'automne pour la programmation l'année suivante), réserver les produits à l'avance ou accepter de faire uniquement avec les surplus.

 

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Se réapproprier l'espace public

Plus largement, le projet des Lentillères s'est construit autour de la question de la réappropriation de l'espace public. Il s'agit de lutter contre la bétonisation, selon la méthode du « guerrilla gardening », un mouvement dans lequel des activistes occupent des endroits abandonnés, publics ou privés, et y mettent en place des récoltes, afin d'interpeller les pouvoirs publics sur leur utilisation. Ce situationnisme écologiste crée une biodiversité de proximité dans les villes, des espaces communautaires conviviaux et bouscule les limites de la propriété privée.

A Paris, une fois par semaine, le collectif « Les mardis, c'est gratuit » installait des salles à manger en pleine rue ou sur des places, et organisait des dîners gratuits pour 60 à 80 personnes. « La rue est à nous. Dès que nous pouvons, nous l'habitons », scandaient-il·les (3). Dans le prolongement des tables et des chaises, une friperie et une bouquinerie étaient également installées.

A Marseille en 2006, face aux militants fascistes qui distribuaient des soupes au porc, une poignée d'habitant·es ont organisé des contre-soupes végétaliennes. « C'est lors d'un rendez-vous pour aller en découdre avec les fafs qui organisaient cette fameuse soupe qu'on s'est dit qu'à tous points de vue, c'était pas notre truc, la baston. Par contre, on ferait bien une soupe aux légumes qu'on servirait au centre-ville de Marseille, en réponse à la bêtise ambiante. » (3)

Une affirmation politique

L'espace public devient alors un espace d'affirmation politique et la cuisine qui y est proposée une affirmation politique elle-même. Souvent, les cantines de luttes sont végétaliennes, notamment pour des questions pratiques (filière d'approvisionnement, modes de cuisson, de conservation) et économiques (les légumes et légumineuses sont moins chers que les produits d'origine animale).

Mais il peut aussi s'agir de l'expression d'une véritable résistance à tous les systèmes de domination et d'exploitation quels qu'ils soient. La célèbre cantine des Schmurts (Marie et Pascal) entendait ainsi « promouvoir le végétalisme ». Sur le stand, des repas, mais aussi des livres sur la question, disponibles à prix libre. « On avait une table d'infos sur les différentes luttes pour la cause animale, les antispécistes, des recettes, etc. (…). » (3) Il·les pouvaient assurer jusqu'à 300 repas, distribués largement au-delà du cercle restreint des végétalien·nes donc. Et progressivement, grâce à des grossistes en légumes bios, leur cuisine est devenue 100 % biologique.

En Allemagne, ce sont aussi des pratiques plus écologiques que la cantine Retroduktion revendique. « Le nom est une compilation de trois différents termes : rétro, reproduction et réduction. « Rétro » parce que nous aimons la nostalgie, nous utilisons du matériel ancien et nous appréhendons du savoir traditionnel, voulant le préserver ou le faire vivre à nouveau. « Reproduction » désigne aussi la réutilisation et le recyclage des matériaux anciens, mais aussi le fait de reproduire un repas délicieux à partir d'aliments prétendument périmés ou à jeter, et enfin la question centrale de la (re)production de structures et de circonstances qui se développent comme alternatives aux structures capitalistes et étatiques avec lesquelles nous ne sommes pas d'accord. « Réduction » veut dire moins d'émissions, de déchets et plus de modération. Pas d'énergie fossile et moins de conséquences négatives pour la nature en général. Ne pas produire des surplus de nourriture mais utiliser déjà les surplus existants. Cuisine vegan parce que la nourriture animale consomme plus d'énergie et de ressources. » (3)

A Dijon, le collectif Food Not Bombs récupérait de la nourriture jetée par les supermarchés pour la cuisiner et la distribuer gratuitement dans l'espace public.

La question du financement

La question du prix est, elle aussi, éminemment politique. Pas facile toutefois de faire fonctionner une cuisine et une cantine gratuitement. Malgré les dons et la récupération de matériels et des denrées, malgré les squats de bâtiments ou l'occupation de terres, malgré le bénévolat, il faut tout de même acheter des aliments complémentaires, épices et condiments, payer le gaz ou l'électricité pour les cuissons, le carburant pour les distributions…
C'est la pratique du prix libre qui est la plus largement répandue sur les rassemblements en lien avec des luttes. Certain·es cantines font également le choix de prix fixes sur quelques rendez-vous festifs dans l'année (comme des festivals de musique, par exemple), afin de financer quelques achats ou de permettre la gratuité sur des événements plus militants.

Des outils de formation et de transmission des savoirs

Mais comment sont organisées ces cuisines et cantines ? Elles sont de formidables expérimentations en matière d'auto-gestion. L'esprit et les valeurs sont définis collectivement. Dans la pratique, pas de chef·fe, mais des coordinateur·ices ou des référent·es pour chaque étape : la constitution des menus, l'approvisionnement, la préparation des repas, la distribution, le lien avec les organisateur·ices des manifestations… Parfois, un noyau dur est constitué auquel viennent s'ajouter des volontaires. Les équipes sont souvent à géométrie variable.

Pour que ces expériences perdurent et essaiment, il est essentiel que des outils de formation et de transmission des savoirs soient créés. C'est ainsi que les Tabliers Volants, une association de cuisine militante et participative, ont créé « La commode des tabliers volants » : une rubrique de leur site Internet compile un ensemble de techniques. « Elle est conçue pour que tout un chacun puisse s'approprier notre démarche. On y énumère aussi toutes les questions à se poser avant un événement : s'il y a des points d'eau, des évacuations, quelle est la capacité du réseau électrique, si une autorisation préfectorale est nécessaire pour le gaz, est-ce que l'évènement se déroule en extérieur, dans la rue ? Bref, toutes les questions que nous, on se pose quand on commence à faire nos réunions en amont. On y trouve aussi des fiches de cuisine pour 500 personnes, qui précisent les quantités de légumineuses, de céréales, de pain, pour un repas (…). On enrichit la banque de données en fonction de nos recettes, de nos idées propres, et aussi grâce aux suggestions des gens avec qui on cuisine. » (3)

La création de fédérations est un autre moyen d'échanger sur ses pratiques et de se renforcer. A Rennes, le Cartel des Cantines regroupe des organisations qui se retrouvent autour des questions de nourriture dans les luttes ; ensemble, elles ont constitué une « batterie de campagne », stock de matériel mutualisé. Elles produisent des légumes collectivement lors de chantiers et les transforment dans leur atelier partagé.

Dans le Finistère, un collectif s'est constitué autour de la cantine « Pas d'avenir sans Avenir » pour produire de la farine de blé noir.
Des boulangers ont monté l'Internationale Boulangère Mobile (IBM) qui échange notamment des plans pour fabriquer des fours à pain et à bois transportables partout.

Toutes ces expériences prouvent que la création de cuisines et de cantines n'est pas l'affaire de professionnel·les. Elles sont des outils de liens et de luttes indispensables pour penser et vivre de manière plus autonome, et se réapproprier des questions aussi fondamentales que celles de l'alimentation en période de crise.
Chacun·e, dans son village, son quartier, sa rue, peut envisager de créer un groupe et de s'organiser pour faire vivre cette pratique.

(1) https://www.lombrics-utopiques.fr/decouvrir/
(2) Les activités de la Cagette des Terres depuis septembre 2017 : https://lacagettedesterres.wordpress.com/la-cagette/
(3) « Cantines – précis d'organisation de cuisine collective » (autoédition – Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.)

 

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